Métsora’ c'est celui qui est atteint, on dit atteint par la « lèpre », mais c’est à entendre au sens large de l'atteinte que nous avons déjà évoqué. L'important est qu'il reste impur jusqu'à son rétablissement ; ce que le prêtre doit constater en dehors du camp, où l'homme intouchable a été relégué. Ici, on parle du rite de sa réinsertion. On apporte pour lui deux oiseaux vivants, purs ; du bois de cèdre, de l'écarlate et de l'hysope. Le prêtre ordonne qu'on égorge l'un des oiseaux au-dessus d'un vase d'argile, sur de l'eau vive. Pour l'oiseau vivant, il le prendra, ainsi que le bois de cèdre, l'écarlate et l’hysope ; il plongera ses objets avec l'oiseau vivant dans le sang de l'oiseau égorgé qui s'est mêlé à l'eau vive ; en aspergera sept fois celui qui se purifie de la lèpre et, l'ayant purifié, lâchera l'oiseau vivant dans la campagne.
L'oiseau égorgé n'entre même pas dans la série des sacrifices ; on dirait qu’il est là pour que l'autre oiseau parte en liberté marqué par cette plongée dans le sang, l'eau, l’hysope, l'écarlate et le cèdre, qui sont des matières essentielles du temple. Mais ce n'est qu'un premier pas ; l'homme est purifié, mais il doit laver ses vêtements, se raser tout entier, se laver, et se tenir à l'entrée de sa tente pendant sept jours, puis se raser à nouveau, y compris les sourcils, se laver ; et c’est le huitième jour qu'il apporte son sacrifice.
L'homme se présente à côté du prêtre, devant YHVH, avec les animaux qu'il sacrifie. Le sacrifice de l'oiseau, auparavant, n'était pas « devant YHVH ». Le prêtre sacrifie d'abord au titre du délit, puis au titre de l'expiation, puis au titre de l'holocauste. Et c'est après ces trois ordres de sacrifice que l'homme sera dit pur.
La pureté est ici un acte de parole, tout comme l'impureté. Par exemple, un homme dit impur se lave, et reste impur jusqu'au soir, alors qu'il s'est lavé avant. Ce n'est pas le lavage qui le purifie, bien qu'il soit nécessaire ; c'est la fin du jour après l'acte de se laver. Après cet acte, il reste impur, jusqu'au soir. De même si on repère une atteinte « lépreuse » dans une maison, il faut la vider de ses meubles avant que le prêtre ne vienne la déclarer impure. Si on n'a pas pu la vider avant, les objets qu'elle contient seront impurs ; alors qu'ils sont identiques à ce qu'ils étaient. C'était la présence du prêtre déclarant l'impureté qui inscrit celle-ci ; qui comporte bien sûr une trace physique, celle d'une atteinte, mais ce qui l'emporte c'est l'acte de parole qui pose que c'est impur ; et qui après un certain rituel symbolique, notamment un sacrifice complexe, posera que c'est pur, lorsque l'aspect physique de l'atteinte se sera estompé.
Une remarque sur les trois ordres de sacrifice, qui sont d'ailleurs accompagnés d'une oblation de farine et d’huile (rappel de nourriture, mais aussi du pain de proposition dans le sanctuaire, et de l’huile du chandelier et de l’onction). Le premier ordre comporte l'idée de manque au sens de faute, de culpabilité (asham) ; celui qui est atteint est comme pris en faute, même si lui-même n'a pas fauté ; il peut très bien s'être fait prendre dans la faute d'un autre ; en tout cas, une fois pris, il s'agit pour lui de se déprendre, quand la trace de l'atteinte est passée. Le second ordre relève aussi du manque mais au sens du ratage (hatat) ; l'homme a voulu atteindre quelque chose ou quelqu'un d'autre, et c’est lui qui est atteint ; il a raté son coup. C'est aussi une culpabilité mais différente, c'est comme une charge dont il a à se décharger, par l'expiation. Le troisième sacrifice est l'holocauste, pour marquer la perte pure, qui rétablit le lien avec le ciel (le là-bas), le rapport avec l’être et avec sa présence. L'oblation qui accompagne ces sacrifices, qui est en fait une offrande s'appelle minha ; la racine du mot renvoie au repos, à l'acte de se poser ou de déposer quelque chose devant l'être. Tous ces gestes et ces objets d'offrande, de sacrifice rappellent la structure du temple et sa construction. De quoi rappeler que le temple lui-même est un relais construit ayant pour objet l'acte de se purifier, c'est-à-dire de ne pas patauger dans ses propres déjections mentales ou physiques (quand le mental se somatise). Être pur ce n'est pas être sans manque, sans faille ou sans défaut, c'est ne pas baigner dans le déchet ou la déchéance dont on pourrait prendre conscience et se défaire.
Si l'homme n'a pas les moyens d'apporter deux agneaux et une brebis pour les trois sacrifices, il apporte un agneau et deux tourterelles ; l'agneau servant pour l'ordre du délit, qui semble donc être le plus important à marquer ; les deux autres (expiation et holocauste) pouvant se contenter de tourterelles…
Tout cela fait une place très importante à l'inconscient, à ce qui nous vient de l'insu, de l'infini, du hasard, du destin, du divin : s'il vous est arrivé une atteinte, et que ça vous marque physiquement, que ça fait tâche, une tâche dont la couleur (entendez : la nuance) est variable mais qui mord sur la chair vive, car la tsara’at, c'est cela même, ou c'en est la métaphore ; si donc vous en êtes atteint, même si vous n'avez pas sciemment fauté, vous y êtes pour quelque chose. Il est important que vous y soyez pour quelque chose ; si vous n'y êtes pour vraiment rien, vous risquez de n'être rien dans l'histoire de votre vie. En un sens, le geste d'apporter un sacrifice inscrit le fait d'y être pour quelque chose, dans cette atteinte, et inscrit en même temps le désir de s'en dégager, de ne pas s'y réduire.
Tout cela a été repris dans le sens des prières, mais on doit reconnaître qu'en apportant un être vivant, un animal, le marquage de la faute et de l'expiation devait être plus …vif, plus intense, et engager le corps nettement plus que la parole, l'engager au regard de la présence. Car la parole seule qui sort du corps peut sortir en l'absence de ce corps ; elle peut sortir désincarnée, elle peut donc ne pas vraiment engager le sujet qui l'exprime.
Le texte n'hésite pas à parler de déchets physiques, d'écoulements corporels, chez l'homme ou la femme ; de flux qui les rendent impurs, c'est-à-dire qui impliquent de leur part des actes pour se purifier, des gestes précis (en présence du prêtre et face à l’être) pour retrouver l'état normal qui est de se démarquer du déchet.
Tout cela permet de mieux comprendre la nature de l'atteinte et l'objet du sacrifice.
Reprenons le mot désignant l'homme atteint : métsora’ ; j'ai déjà dit que l'atteinte elle-même, appelée tsara’at, comporte les signifiants tsar, l'étroitesse, et ra’, le mal. Mais si l'on prend le mot qui désigne l'homme atteint, métsora’, la plus petite lettre qu'on puisse y intercaler serait le yod, et cela donnerait : matsouï-ra’ ; ce qui signifie que cet homme a été trouvé mauvais ; trouvé par qui ? Par l’être. Il est, pour un temps, marqué par le mal, par l’être-mauvais, l’être-mal. C'est le minimum qu'on entend d'une personne atteinte, quand elle dit : je suis mal. La tradition veut que ce mal soit le fait de mal parler de son prochain. Ce n'est là qu'un cas particulier du mal-dire. Le mal-dire, c'est aussi bien médire que maudire. Mais c'est aussi mal nommer les choses, les personnes, les situations. Mal-nommer, c'est porter atteinte au nom, donc au nom de l’être. C'est comme invoquer le nom divin en vain. La tsara’at, l'atteinte dont nous parlons, est elle-même l’effet du mal-dit qu'elle exprime, l'effet du mal qu'elle dit à sa manière très concrète, c'est-à-dire incarnée. En elle, la cause et l'effet coïncident ; mais il s'agit de la faire « causer » autrement, de rouvrir des voies nouvelles à la parole de l’être.
Allons plus loin : le mal dire, le mal-à-dire, n'est-ce pas tout simplement la maladie comme telle ? Le fait que sciemment ou inconsciemment, vous avez fait une mauvaise rencontre dans la langue, au niveau de la parole, dite ou non-dite. La mauvaise langue, c'est-à-dire la langue du mal ou du mauvais, ce n'est jamais qu'une mauvaise position dans la langue, une position où l'on prend de travers certains flux signifiants, parfois sans le savoir, ou dès son enfance. Le langage courant dit qu'on les prend « en travers de la gueule », en plein corps, et ça laisse des marques. On attrape des mots dont on ignore la charge mauvaise, et ils deviennent des maux quand ils se déchargent en vous. Le sacrifice voudrait mettre en place une autre décharge.
De ce point de vue, le texte parle de la maladie, dont il est clair qu’elle est à la fois physique et mentale ; la maladie est un événement du rapport à l’être, où l'on est mal tombé (on s'est fait mal en tombant) sur quelque chose de glauque, qu'on n'a pas pu déchiffrer, et qui s'inscrit à même la peau.
On peut bien sûr décider de toujours bien dire, de dire des bonnes paroles, mais on ne peut pas éviter de percuter sur du mau-dit, sur du dire qui fait mal ; sur du mal qui trouve là une façon de se dire. Le mal n'est pas ici une entité abstraite ou morale : chacun sait ce que c'est qu'avoir mal ; et faire ici (le) mal, c'est faire en sorte que l'autre ait mal. Mais par des retournements inattendus, ce mal qui devait atteindre l'autre, atteint le sujet lui-même ; d’autant que l'autre est souvent l'image en miroir du sujet, qui du coup se frappe dans l'autre ou frappe l'autre en soi. Il s'est fait (du) mal, c'est en cela que consiste l'atteinte dont il est l'objet. Quand le sujet devient lui-même l'objet de son ratage, ça fait mal.
C'est déjà beaucoup de le reconnaître, et c'est ce que fait le texte, il travaille à marquer cette reconnaissance, à un double niveau : reconnaître la réalité du fait ; et marquer sa reconnaissance à l’être, c'est-à-dire son désir d'ouverture sur l’être, une fois le mal apaisé, la douleur surmontée, le deuil accompli, ou presque : c'est cette reconnaissance ou cette ouverture d'être qui en inscrit la traversée. Le sacrifice a pour objet de remarquer le retour à l’être pour relancer le jeu de la vie.
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