Un ami m'a transmis des images montrant une petite « manif » pro-Hamas à New York[1] ; un cortège organisé, avec des jeunes très décidés et le slogan : « Palestine will be free ! » Soudain, des passants pro-Israël, rejoints par des marchands juifs sortant de leurs boutiques, marchent ensemble, et leur foule, d'abord réduite, ne cesse de grossir, et pousse ce cri : « Israël ! Israël ! » Elle déborde la première « manif », qui se dissout très vite, et où celui qui replie les banderoles crie, avant de s'en aller : « Allahou akbar ! » Ce qui m'a frappé, c'est l’aspect radical des mots d'ordre, dans leur grande simplicité. Libérer la Palestine semble évident : un peuple opprimé doit se libérer. Mais le sens profond du mot apparaît : il faut libérer la Palestine de la présence d'Israël ; il faut donc supprimer celui-ci. Et comme cela semble impossible, on a un premier paradoxe : ce projet radical de libération sacrifie les Palestiniens, ne leur donnant aucune chance d'avoir un jour leur État. Ce qui se présente comme « soutien aux Palestiniens », et qui se réclame d'une évidence, revient à se réclamer d’eux en vue d’une guerre interminable, qui a pour but la suppression de l'État juif, et non la restitution des territoires ; puisque, Gaza restitué, si l'on suppose que la West Bank l’est aussi, cela ne fait pas une Palestine libérée, tant qu’il reste Israël. La seconde « manif », elle, se contente de nommer Israël, de l'appeler à persister dans l'existence. Tout cela semble assez clair. Mais avec cette ponctuation : les premiers rattachaient leur slogan à l'islam, dont le mot d'ordre signifie, non pas comme certains le croient, Allah est grand, mais Allah est le plus grand : la version islamique du divin est plus grande que celles qui la précèdent (juive et chrétienne). C’est conforme au projet coranique d'englober ceux qui le précèdent, s’ils sont de bonne foi. Et comme ils ne le sont pas, visiblement, puisqu'ils persistent dans leur être, ladite formule, qui se veut universelle, reste une formule islamique, célébrée par tous les djihads.
De même, la formule « Palestine will be free », qui se veut universelle, via la « libération des peuples », reste une formule islamique qui dit la primauté de l'islam sur cette terre singulière, face à l’autre transmission, celle des Hébreux, par laquelle cette terre est « possédée », depuis des siècles auparavant jusqu'à nos jours.
J'ai précisé tout cela dans deux de mes livres[2], mais il semble qu’il faille du temps pour comprendre que ce problème n'a pas de solution finale, qu’il y aura souvent la paix, et que l’objectif des combattants palestiniens n'est pas de récupérer les fameux Territoires – si ce n'est comme base élargie de leur effort (c’est le sens du mot djihad) pour supprimer l'État hébreu, efforts qui se contente aujourd'hui de piétiner sa souveraineté.
Là-dessus, un lecteur me rapporte son dialogue avec un collègue musulman, qui éclaire bien l'impasse de l'identité inclusive :
Le collègue : « Je vous trouve, vous les Occidentaux, un peu tordus ; on vous a fait une religion, l'islam, où il y a tout, on y a mis Moïse, Jésus, les prophètes hébreux, le christianisme, que voulez-vous de plus ? Pourquoi refusez-vous de reconnaître que vous êtes musulmans ? »
Mon lecteur : « Mais je ne veux pas me convertir à l'islam, moi ! »
Le collègue : « Et qui vous le demande ? Vous n'avez pas à le faire, vous avez juste à reconnaître que vous êtes musulman puisque cette religion intègre tout le monde. Après tout, muslim, musulman signifie soumis à Dieu, libre à vous de l'appeler autrement, il faut juste reconnaître qu'on est dans la même soumission. »
Et le lecteur s'est plaint à moi : « Je n'ai pas réussi à lui faire comprendre que son truc était du forçage pur et simple, que chaque courant humain a son identité, qu'il la pluralise comme il veut ou comme il peut, mais qu'il n’y a pas à entrer tous dans un même sac identitaire. » - Et vous lui avez dit cela ? demandai-je ; - « Non, j'étais un peu sidéré. Mais après coup, on en a reparlé, j'ai même pu lui dire que son Allah déteste trop les Juifs pour que je puisse y adhérer. À quoi il répondait : « Justement, si vous adhérez, il n'y a plus d'autre à détester ! Bref, si on disparaît comme tels, on ne sera plus détestés. En fait, il avait beaucoup de mal à comprendre qu'on refuse de s’inclure dans l'arrangement identitaire que l'islam a composé il y a 13 siècles. Il en oubliait que même chez les musulmans, cela ne règle rien, puisque beaucoup d'entre eux se combattent et se détestent, s'accusant de n'être pas de vrais musulmans… »
Comme quoi, être tous dans le même sac, n’assure pas que dans ce sac règne la paix. Mais c'est un fait que rejoindre une identité englobante, (plutôt que disséminée, indéfinie ou éclatée), peut attirer bien des jeunes sans repère ou sans « père ». J’ai des exemples où, dans des classes de banlieue, un jeune qui veut rejoindre un groupe actif et chaleureux de copains se convertit à l’islam ; et sans devenir un activiste, il épouse la cause identitaire.
Il importe de mieux voir ce que révèle ce conflit en Europe ou en Occident.
L'Occidental semble avoir perdu le sens de la passion agressive, de la haine ou de l'amour sans borne au niveau collectif. L'a-t-il perdu depuis qu'il l’a payé de deux Guerres mondiales délabrantes, y compris psychiquement ? En tout cas, ce qu'il veut, c’est que le collectif ne gêne pas sa tranquillité, sa sphère d’individu, sa jouissance narcissique (fût-elle souffrante) ; il veut que le collectif soit pris en charge par la passion gestionnaire. C'est même au nom de cette passion que l'Europe veut s'agrandir, doubler l'Amérique, devenir la plus grande puissance mondiale, à côté de la future Chine ou devant elle. Il est vrai que plus elle s'agrandit, plus elle devient impuissante à agir ; et cela lui convient bien : elle n'a pas envie d'agir, elle-même et ses membres ont trop peur de l'affrontement, de l’ameutement qui lui revient de l’intérieur. L’Europe a peur de l'autre et l'autre le sait, et il est décidé à en profiter. Face à ce qu’exprime la violence qui se réclame de l'islam (et de son besoin de pénétrer la société où il se trouve), l'Europe a peur, tout simplement. Elle a peur comme un homme poli en cravate qui a éludé dans sa vie tout conflit, voire toute forte expérience, transpire de peur devant un homme passionné ou violent, qui joue son identité sur un seul geste, qui est prêt à passer à l’acte si on le contrarie un peu. En Europe, y compris en Angleterre, on peut critiquer les chrétiens, les juifs ou les laïcs, on ne peut pas critiquer l'islam.
Une amie m'a envoyé des citations sur l'islam, provenant d'auteurs connus, aussi différents que Malraux, Bossuet, Tocqueville, Condorcet, Schopenhauer, toutes très critiques ; ponctuant son envoi par ce petit cri du cœur : « À l'époque, ce n'était pas de l’islamophobie ! (de dire cela) ». Et pour cause : ces auteurs n’avaient pas des voisins musulmans pour les culpabiliser : « Tiens ? On ne vous savait pas islamophobe ! On croyait que vous étiez des amis … » Certes, les auteurs se seraient écrié : « On vise une idéologie, qui est en plus une religion, l’islam ; et vous n’êtes pas l’islam, vous êtes un être pensant, autonomme, capable de critique, etc… » En outre, à leur époque, il n’y aurait pas eu un cortège de jeunes islamistes qui leur auraient jeté des pierres pour protester contre leurs propos[3]. Aujourd'hui, les choses ont changé, l'Européen a été mis au pas par l'activisme islamique ; il a peur de l'islam, ses institutions aussi ; la plupart expliquent leur peur en ces termes : « Bien sûr, on peut être strict et appliquer la loi, mais si un excité vient jeter une bombe dans le métro parisien ou madrilène comme cela s'est vu ? » Les responsables européens s’appliquent eux-mêmes la menace terroriste ; celle-ci n’a même plus à se montrer, et c’est sa meilleure tactique (du reste, si elle se montre, elle s’expose). L'opinion, elle, ne sait pas que ses gouvernants ont intégré à ce point la leçon des attentats : on fait profil bas, on censure toute critique du rapport de l'islam à la violence qui s’en réclame. Il s’ensuit ce paradoxe : le plus fort a peur ; le plus fort en Europe, à savoir l’instance étatique, européenne ou nationale, est islamophobe, au sens simple du terme, il a peur de l’islam. Et cette peur se justifie par... la peur. L’ironie de l’histoire, c'est que les musulmans d’Europe dénoncent l'islamophobie. Veulent-ils dire au pouvoir (français, allemand, européen) : N'ayez pas peur de nous ? Pour que ce soit crédible, il faudrait qu’ils dénoncent en masse leurs activistes, et c'est loin d'être le cas, car comme dans les pays arabes, la foule musulmane se réjouit de leurs prouesses au Proche-Orient ; tout en déplorant curieusement leurs excès ailleurs, (mais sans qu'on ait vu de manif contre le Califat contre Boko Haram).
Le pouvoir, dans chaque pays d'Europe, est donc coincé entre une pression islamique qui à la fois lui fait peur et le dénonce parce qu'il a peur. Ce coinçage arrange bien les responsables, il les conforte dans leur posture phobique, où le plus fort feint d'oublier qu'il est fort, et se conduit comme s'il était faible, sauf en paroles. Par exemple, envers les Juifs, on ne peut pas dire que l'État français ne fait pas d’efforts pour les protéger (il y a des policiers devant chaque synagogue, ou presque, c'est beaucoup), et en même temps, il ne peut pas laisser dire que l'islam est antijuif, (« antisémite », selon le mot consacré). Les islamistes lui crieraient dessus, les modérés aussi, parce qu’après la Shoah, l'étiquette « antijuif » n'est pas très valorisante. On a donc des antijuifs décidés à le rester, mais encore plus décidés à empêcher qu'on le dise car ce serait insultant. C'est une variante assez rare du double-discours : des gens décidés à mériter une étiquette et à dénoncer comme injuste le seul fait de la nommer.
Autre effet secondaire de cette censure : elle fixe les musulmans à l’aspect antijuif de l’islam dont ils aimeraient se dégager, quand ils le voient comme désuet et trop fondamentaliste. Beaucoup d’entre eux ne se voient pas criant « mort aux Juifs ». Mais ils savent que le Qatar subventionne ceux qui le crient, et ceux qui, comme le Hamas, s’efforcent de le mettre en acte ; il les paie pour un rituel qui risque de se perdre, qu’il faut maintenir vivant ; tout comme les riches d’une religion paient pour un acte de grande ferveur, pas vraiment obligatoire, mais témoignant d’une piété plus radicale.
On est devant un vrai drame clinique : 5 % de l'islam mondial est venu en Occident comme pour demander qu'on l'adopte, qu'on l’intègre à une pensée moderne où chaque sujet est responsable de lui-même et de son désir ; qu'on l’éduque à une pensée critique. Et voilà que « l'éducateur » a peur de mettre des limites ; est-ce comme un parent séducteur qui a peur de dire la loi ; peur de perdre l'amour ? Il a peur tout court, parce qu'il a oublié cette violence primaire de l’ameutement menaçant. L'Occidental a perdu depuis longtemps l'habitude de se voir opposer la foule autre et agressive. La foule des siens ne lui fait pas problème, elle est déjà dévitalisée. Mais la foule autre amène le spectre de l'émeute, qui entre en scène et terrorise ceux qui ne connaissent que les dialogues, les commissions, les négociations, les représentants, etc. , les scènes tranquilles où il n'y a pas plus d'un qui parle.
Combien de temps l’Europe mettra-t-elle à surmonter cette peur ? Les musulmans, qui dénoncent cette phobie, ne savent pas jusqu’à quel point ils ont raison, ni à quel point beaucoup d’entre eux l’entretiennent. En fait, elle imprègne surtout les responsables, donc toutes les peurs se résument à une seule : peur de perdre sa place. Le bon peuple, lui, ne la ressent pas, il assume ce qu'il pense, mais comme il voit qu'on l'empêche de l'exprimer, il le rumine et cela donne un rejet profond, qui chez certains confine au dégoût. C'est que l’islam devient pour lui le symbole, non seulement d'une idéologie qu'on rejette, mais aussi de l'impuissance où l'on est à le signifier, à dire clairement qu'on n'en veut pas.
[1] Au coin de 5th ave et 47th st., un quartier de diamantaires, d’où le titre du clip sur You Tube « Don’t mess with the diamond district. »
[2] Les trois monothéismes, Seuil, 1992, 1997 et Proche-Orient psychanalyse d'un conflit, Seuil, 2003.
[3] Propos dont le point faible est qu’ils ne laissent aucune chance aux musulmans réels de transformer leur relation avec l’islam qu’ils ont reçu. On regrette d’autant plus qu’aujourd’hui, la parole soit étouffée par crainte de l’islamophobie, donc par peur de la peur. La critique aurait des effets plus féconds que celle d’un Renan, pour qui « l’islam (…) a fait des pays qu’il a conquis un champ fermé à la culture rationnelle de l’esprit », ou celle d’un Tocqueville qui y voit « la plus triste et la plus pauvre forme du théisme », et qui n’a « pu y découvrir une seule idée un peu profonde. » D’autres propos sont plus précis ; par exemple, Churchill : « L’influence de cette religion paralyse le développement social de ses fidèles. Il n’existe pas de plus puissante force rétrograde dans le monde. Si la chrétienté n’était protégée par les bras puissants de la science, la civilisation de l’Europe moderne pourrait tomber, comme tomba celle de la Rome antique. » Et Malraux : « La violence de la poussée islamique (…) est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles. (…) Nous avons d'eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l’avenir de leur race. L’Afrique noire ne restera pas longtemps insensible à ce processus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution. » On peut aussi rappeler des points de vue a contrario ; Himmler, (Reichführer SS) : « Je n’ai rien contre l’islam, parce que cette religion se charge elle-même d’instruire les hommes, en leur promettant le ciel s’ils combattent avec courage et se font tuer sur le champ de bataille ; bref, c’est une religion très pratique et séduisante pour un soldat. »
Et le fameux grand Mufti de Jérusalem (en 1943) : « Les nazis sont les meilleurs amis de l’islam. »
Parasha de Shoftim (Deutéronome 16,18 à 21,9)
Shoftim, ce sont les juges.
Qu'il faille des juges, cela va de soi ; tout groupe socialisé en a, même s’ils n’ont pas ce titre. Ce qui est demandé ici, c'est que les juges soient justes, qu’ils aient des verdicts de justice. Et c’est tout le défi. Bien sûr, il y a des jugements injustes, non conformes à l'esprit de justice, mais c’est cet esprit, cette justice (tsédéq) que l’on tente de cerner, et qui semble au départ assez claire : que chacun, riche ou pauvre, puissant ou démuni, ait sa part, la part qui lui revient . Le conflit implique un partage, et si la part de chacun, positive ou négative, doit lui revenir, c'est qu’il l’a perdue ; et cette part, où il y va de sa part d’être, doit lui venir d'ailleurs, d'un autre lieu, aussi proche que possible de la voix divine, de la voie de l’être, telle que l’indique le travail de la lettre, toujours à interpréter.
Les précautions à prendre sont précises : 1) ne pas infléchir le jugement, ne pas le biaiser (et on le biaise en y mêlant sa personne, ses problèmes, ses idées ou ses idéaux, ses intérêts); 2) ne pas « reconnaître » celui qu'on juge, ne pas avoir de complicité antérieure, de connaissances communes ; 3) ne pas se laisser acheter par des cadeaux. C'est tout simple, le juge en tant qu’être jouissant doit se mettre en retrait. Mais ce ne sont là que des précautions négatives, pour libérer la voie à l'idée essentielle : justice justice tu poursuivras. « Poursuivre » la justice ; c'est le même mot que poursuivre des fuyards. Comme si la justice, même rendue, pouvait se mettre à fuir ; elle peut aussi avoir des fuites, et se vider de son sens ; il faut donc une justice seconde, qui juge l'acte même de rendre justice tel qu'il s'est déroulé.
Juger implique donc de faire retour sur son jugement pour le juger, le recharger de justice s'il s’en est déchargé. Et un critère est proposé : vérifier si cela va dans le sens de la vie, de la vie qui a lieu sur la terre où l'on est appelé à vivre ; la terre qui nous est « promise ». Il faut juger pour que la vie ait lieu, pour fortifier la vie dans sa quête d'un lieu d’être. C'est dit en toutes lettres : afin que tu vives sur la terre dont tu hérites. La vie est donc une transmission de vie ; (nulle référence ici à un quelconque vitalisme). De même pour la terre : elle est l'objet d'une transmission ; après la première transmission, violente voire traumatique, celle de la conquête, la terre est transmise par la parole. On peut donc lire : jugez votre justice, afin que vous viviez et que vous puissiez avoir lieu dans une terre transmise, une terre marquée de transmission ; que vous puissiez vivre dans une transmission concrète.
Cela dit, l'idée de poursuivre suggère un mouvement en avant ; la justice il faut aller la chercher, au-delà du verdict qui prétend la représenter. C'est que tout verdict, même celui qui inclut le retour, est limité (encore faut-il savoir par quoi), il est marqué de finitude ; la justice n'est pas en lui, il faut la ramener d'ailleurs. En somme, juger ce n'est pas seulement appliquer la loi, c'est reproduire symboliquement l'acte par lequel elle se donne venant d'ailleurs. L'acte de rendre justice, plus que d’appliquer la loi, doit la transmettre ; sachant que la loi, personne ne l'incarne, elle est la parole de l’être, que certains recueillent et transmettent. C’est aussi le sens de ce redoublement : justice justice. Il y a la justice dont on dispose, qu'on élabore, mais il faut prendre en compte la justice de l’Autre, la dimension d'inconscient et de grâce. En tout cas, l'acte de justice est marqué d'une brisure intérieure, comme l'indique le redoublement. Cette brisure reflète la faille essentielle du rapport à l'être, mais il exprime aussi le partage nécessaire, celui où chacun doit recueillir une part vivable de l'événement.
D'aucuns diraient que cet appel à la justice justice, est un devoir moral ; d'après notre approche, c'est plutôt une exigence ontologique : si vous n'êtes que juste, si vous oubliez de poursuivre l'autre justice et d'en ramener une parcelle, votre acte s’en ressentira. Le manque de justice qu'il comporte fera son effet, voire ses ravages. Et l'autre justice, que vous aurez négligée, reviendra en force, et s'inscrira de toute façon, fût-ce dans la souffrance. C'est du reste ce qui arrive le plus souvent : on rend une justice assez tordue, les deux parties s'en vont, chacune plus ou moins mortifiée, et plus tard, un acte se produit qui fait dire : « il y a donc une justice… » ; et on l'avait oubliée.
Comment l'acte de justice peut-il faire vivre ? D’abord il donne de l'espoir aux deux parties ; à celle qui a été lésée, qui se retrouve avec l'idée de réparation ; et à celle qui doit réparer, qui se retrouve rattachée à l'idée de loi, de transmission d'une parole qui interprète la violence, et qui ne laisse pas sans recours.
La plupart des violences, peut-être toutes, procèdent d'un sentiment d'injustice ; presque toutes veulent réparer ce qui est perçu comme injuste. Si le jugement ne relie pas les deux parties en les mettant face à l’être de façon à ce que chacun reçoive sa part d'être, qui lui est ainsi redonnée, avec la marque d'une justice redoublée, si l'une des parts se ressent comme maudite, mal dite, mal reconnue, c'est la voie libre à la violence et à la mortification ; donc à des forces hostiles à la vie et à sa transmission. Ici le mot justice est redoublé comme pour appeler à franchir la limite du jugement : il faut juger, reconnaître les limites de ce jugement et tenter de réparer. Cela conduit à reconnaître que la justice elle-même est divisée, et qu'il faut penser l'abîme qui la traverse.
Juger, c'est explorer les bords du jugement qu'on a rendu. Du reste, le mot crucial tsédéq, justice, comporte trois lettres : ts-d-q ; les deux premières composent le mot « coté » : tsad ; les deux dernières, daq, signifient l'acuité, de l’ordre d’une arête effilée. L'acte de justice, ou de jugement qui applique la loi, doit se porter vers son arête la plus aiguë, qui sans doute le dépasse, et qui doit le mener vers un peu plus de justesse dans le rapport à l’être. Étant admis que ce rapport, dans sa justesse, ne peut que vouloir la vie.
Autres exigences pour la justice : pour toute accusation il faut qu'il y ait deux témoins ; un seul témoin ne peut pas accuser. On a vu récemment des procès où le témoin accusateur, le seul, était la victime elle-même. Sa parole fut prise en compte, non parce qu'elle donnait une preuve irréfutable, mais parce qu’elle comportait une « présomption de véracité ». C'est la différence entre une justice des bons sentiments et une justice de justice, qui inclut les sentiments, la compassion, mais les intègre à la justice. Et cela nous ramène à l'essentiel : éviter à tout prix la justice narcissique, le narcissisme en question fût-il celui des juges, du social ou de l'institution. Cas particulier : une justice purement conforme à la loi serait une justice narcissique du législateur. Elle négligerait le retour sur soi venant d'ailleurs ; retour où il faut juger l'énonciation du jugement. Ce retour est différent de l'acte de faire appel. On peut toujours faire appel d'une instance à une autre, hiérarchiquement supérieure ; on peut même le faire trois ou quatre fois, si l'on ajoute la Cour européenne de justice. Mais si, à chacun des niveaux, il n'y a pas le retour sur le jugement pour l'expurger de son injustice éventuelle, et le recharger en justice, au sens qu'on a énoncé, alors multiplier les appels serait vain. Il s’agit de se méfier de la justice qu'on rend plutôt que de penser avant tout à la satisfaire. La loi n'a pas à être satisfaite, elle peut même être contrariée, si la justice l'exige. N'oublions pas cette idée d'un talmudiste : Parfois, l'annulation de la loi c'est sa fondation même (Traité de Sanhédrine)[1]
On a aussi, en (20,1-9), une loi de la guerre qui est assez originale. Avant la bataille, le prêtre s'avance et rappelle au peuple qu'il n'a pas à avoir peur, que YHVH marchera devant les hommes pour combattre leurs ennemis, pour les sauver. Ensuite, les officiers proclament : que celui qui a bâti une maison et ne l'a pas inaugurée s'en retourne chez lui, de peur qu'il ne meure à la guerre et qu'un autre ne l'inaugure. Et l'homme qui a planté une vigne et ne l'a pas encore goûtée, qu'il s’en retourne, sinon un autre la goûtera. Et l'homme qui s'est fiancé à une femme et ne l'a pas prise, qu'il s’en retourne de peur qu'il ne meure à la guerre et qu'un autre la prenne. Puis c'est un appel à ceux qui manquent de courage : qu'ils retournent chez eux, et ne transmettent pas leur peur aux autres. Après quoi, on peut compter les hommes et aller au combat.
Une remarque sur l'écriture de ce texte. Il comporte des indications pour le cas où le peuple se donne un roi. Or dans le livre de Samuel, quand les Hébreux demandent un roi, le prophète Samuel est révolté, comme devant une transgression ; il leur reproche de vouloir faire comme les autres peuples alors qu'ils ont le Roi divin. Le rédacteur de Samuel devait bien savoir que se donner un roi était prévu dans la Torah ; à moins que ce texte-ci de la Torah ne lui soit postérieur. En outre, les exigences précises envers le roi sont très concrètes : « qu'il ne multiplie pas les chevaux, qu’il n’aille pas en chercher en Égypte, qu'il n’ait pas trop de femmes, et surtout qu'il écrive la Torah et l’étudie au même titre que les autres pour ne pas se croire au-dessus d’eux ». Tout cela semble indiquer que l'écriture du Deutéronome s'est faite dans la période royale comme beaucoup le supposent.
De même, lorsque le texte redit l’importance des villes refuges (pour ceux qui ont tué par inadvertance, pour qu’ils puissent s’y réfugier) ; il dit qu’on pourra même doubler leur nombre parce qu'il ne faut pas qu'elle soient trop loin : le vengeur de la victime pourrait rattraper en chemin le tueur et lui régler son compte. Cela aussi semble exprimer des soucis concrets, vécus par expérience.
[1] Je l'ai commentée dans La juive Une transmission d'inconscient, Éditions Grasset, 1983.
27 août 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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