C'est là que la mise en garde du peuple contre l’oubli est pathétique, car Moïse sait très bien que l’oubli et le délaissement de l’alliance sont plus que probables. Mais il y va quand même, sans déni de la réalité ; il y va d’une nouvelle recharge de culpabilité, pour prévenir l les fautes qu’il sait inévitables. C’est son acte de foi à lui, foi en l’alliance entre YHVH et ce peuple, qu’il aime et à qui il en veut de n’être pas un peu meilleur.
Ce texte, comme tout le Deutéronome, répète des choses connues dans les quatre livres de la Torah. Moïse les répète et se répète. Or si il y a tant de répétition (y compris au sens théâtral où l’on répète avant la représentation), la moindre des choses est d'observer ce qui ne répète pas, ou ce qui se répète avec certaines différences. On sait que Freud demandait parfois a ses patients de répéter le récit d'un rêve, comptant sur les différences entre les deux versions pour trouver des points d'accrochage.
Ici, la répétition produit de nouveaux textes comme le Shéma Israël, qui ont leur force et leur beauté propres. Mais d’abord Moïse répète ce reproche : Dieu s'est mis en colère contre moi à cause de vous, et m’a interdit la terre promise. Reproche étrange, car ou bien cette colère est justifiée, quelle qu'en soit l'occasion, ou bien ce Dieu peut être injuste Admettons qu'il puisse l’être au sens où l'on dirait : « c'est trop injuste que je n’entre pas dans après vous avoir conduits depuis l'Égypte jusqu'ici » ; ou bien : « c'est trop injuste que je meure maintenant alors que tout est possible, pas seulement le fait de survivre », etc.
À moins que ce ne soit une surcharge de culpabilité qu’il leur met sur le dos, qui ne serait pas très convaincante : on n’imagine pas des Hébreux se retenant de fauter en se rappelant que c'est de leur faute si Moïse n'est pas entré en terre promise.
La véritable insistance de ce texte est plus globale, jusqu'à la saturation, sur le thème : prenez garde, si vous n'écoutez pas la parole de YHVH, vous serez défaits, dispersés parmi les nations. C'est un thème déjà traité dans la Parasha de Béhouqotaï, avec la fameuse alternance de bénédictions en cas d’écoute et de malédiction sen cas de rejet de la parole divine.
Ici, le Moïse que ce texte fait parler, cherche à être plus convaincant. Il dit d'abord : "étudiez et assumez cette parole, c'est cela même qui distinguera ce peuple parmi les nations ; parce que les lois de cette parole sont pleines d'intelligence". (Il n'envisage pas le cas où d'autres peuples, jaloux de cette intelligence, la dénonceraient comme de la ruse, de la perversion). Il pense vraiment que des peuples (v. 46) diront : c'est un fait que ce peuple est plein de de sagesse et de grandeur ; qu’ilsn’entreront pas dans les méandres du déni, où la reconnaissance s'inverse en méconnaissance volontaire, organisée, transmise en calomnie au fil des générations. Ce que veut d’abord Moïse, c’est que les Hébreux eux-mêmes soient convaincus de cette sagesse et de la valeur incomparable de leur héritage.
Et c'est là qu'il évoque un fait connu mais sur lequel il insiste : YHVH vous a parlé de l'intérieur d'un feu ardent, il vous a fait entendre sa voix, sans que vous ayez vu d’image. Le feu parlant, c'est le mont Sinaï, et c'est aussi pour Moïse le Buisson ardent. D'ailleurs, il dira : car YHVH ton Dieu est un feu dévorant (v. 24). Si il n'y avait pas d’image, il ne faut donc pas en faire pour les adorer, imitant ainsi d'autres peuples. (De là provient l’interdit de faire des images tout court ; interdit qu’ont promu des rabbins zélés, trop prévenus de la dimension narcissique collective : si vous faites des images à glorifier, vous risquez de les trouver adorables et vous les adorerez.)
Mais Moïse apporte une nouvelle idée : il y a une première fois ; la parole de feu s'est fait entendre une première fois, unique, qui s’est perdue mais qu'il faut transmettre à travers les générations. La tradition, plus tard, n’admettre plus de « voix celeste », ou ne l’évoquera que par métaphore, dans les Midrashs et récits édifiants. Elle posera que la parole divine est sur terre, pas dans le ciel. Mais ici, on pose qu'il était une fois où la parole de l’être s'est fait entendre dans le feu, sur les hauteurs de la montagne. Et comme cette hypothèse est complexe, elle risque de devenir une pure croyance, avec ce paradoxe: C'est une croyance qui servirait de preuve pour maintenir la transmission. Alors Moïse affine son discours: Il y a eu la voix, dans le feu, mais vous avez eu peur de l'entendre, peur d'entendre Dieu et de mourir ; alors vous m'avez demandé de m'interposer, et Y lui-même a accepté que je n'interpose et que je vous transmette les paroles de sa voix.
Donc même cette première voix, cette première fois était scindée, entre une part divine insoutenable et une part humaine plus audible (pas forcément plus facile à accepter). Cette scission originelle, ou cette double dimension, a dû contribuer à ce que les Juifs qui ont fait le christianisme aient tenu à faire du Sauveur un être double, partie homme et partie Dieu. (Dans la foulée ils ont choisi d'incarner en lui le peuple hébreu comme tel, pour rendre celui-ci inutile, ou plutôt pour « accomplir », pour mettre fin à son histoire trop éprouvante, pour y trouver une solution, en somme.)
Avec l’interdit d’ « adorer » ce qu’adorent les autres peuples, il y a ici le principe d'une singularité collective, celle d'un peuple ; c’est non pas un particularisme, mais ce que j'appelle une singularité universelle, celle dont les effets peuvent être reconnus par des gens et des peuples honnêtes. (Cette reconnaissance elle-même, en tant qu’épreuve, peut aussi bien les rapprocher de leur niveau d’honnêteté ; où ils n'auraient pas besoin de projeter leur jalousie en inversant la reconnaissance en calomnie.) Il y a ici une position philosophique, culturelle, ontologique : totalement différente de l'universel direct donc les philosophes des Lumières ont rêvé, qu'ils ont imposé en surface puisque leur principe ne peut être qu'en surface: il dicte l’effacement de l'individu au profit du bien commun qui est plus universel. (Le résultat aujourd'hui, dans les pays qui s’en réclament, n’y ressemble pas vraiment). La singularité universelle dont il s'agit ici est supposée ancrée dans l’être, dans le feu de la parole de l’être, et à se transmettre à travers les épreuves existentielles.
On a donc une mise en garde émouvante contre tout ce qui aurait d'emblée valeur universelle - comme les éléments naturels ou cosmiques dont YHVH a fait « la part » des nations ; c'est leur part, mais toi, (peuple hébreu), il t'a pris, il t’a ta sorti d’une fournaise de métal pour faire de toi son héritage. Il y a ici presque un jeu de mots sur LQH (il t’a pris) et HLQ (il a donné ces éléments en partage aux nations). Ta part à toi, c'est le fait que tu es pris par l’être pour te transmettre dans sa parole.
Les mises en garde de Moïse sont de plus en plus pathétiques, presque désespérées : n'oubliez pas. Il veut travailler contre l'oubli. Or si il n'y a pas d'oubli, on est dans le pur présent, dans le foyer originel. C'est donc un appel non à ne pas oublier mais à combattre l’oubli, à le doubler de rappel. Il aura une dynamique d'oublis-rappels, qui portera la transmission.
Le rappel c'est aussi l'idée de retour. Et ici Moïse fait une ouverture nouvelle: Quand tu fauteras, que tu seras vainsu, malheureux, dispersé, si tu retournes jusqu'à YHVH pour entendre sa voix, alors sache que c'est un Dieu de miséricorde, qu’il ne te rejettera pas, et ne te détruira pas. Donc, pas de culte immodéré de la culpabilité. Celle-ci doit tout juste prévenir la faute et impulser le retour, le rappel. Pas de désespoir où l'on s'installe, ce serait de l'idolâtrie.
Et déjà le discours de Moïse est un rappel, en termes très concrets: un peuple a-t-il jamais entendu cette voix divine tout en restant vivante ? Et surtout (4,34) : Dieu a-t-il jamais tenté de se prendre un peuple dans les entrailles d'un autre peuple comme YHVH l’a fait pour toi en Égypte ?
Autre élément du retour auquel Moïse incite (4,39) : et quand tu ramèneras ton cœur (vers YHVH), que tu écouteras ses paroles, ce sera bon pour toi et tes enfants après toi, tu prolongeras tes jours sur la terre qu’il te donne pour toujours (v.40). Autrement dit, le don de cette terre ne suit pas les fluctuations des trahisons et des retours, des oublis et des repentirs. Même si tu ne fais pas retour, cette terre te revient ; elle peut même t’aider à faire retour ; car le don, lui, le don de ce gage matériel de l’alliance est fait pour toujours.
Autre nouveauté dans la répétition : marquer le shabbat c’est rappeler – et faire rupture avec - l'esclavage en Égypte ; ce n’est pas seulement sous le signe de la création du monde qui trouve là son point d'arrêt ou de suspens.
Le texte des Dix Paroles est donc repris ; comme je l'ai commenté ailleurs, je n'y reviens pas. Notons seulement, dans la dernière Parole, celle qui interdit d'envier son prochain, une différence : la première version mentionne l’interdit de lui envier sa femme sa maison ses biens, etc. Ici, la femme est oubliée, on n'en parle pas : interdit d'envier la maison de ton prochain, son champ, son serviteur, sa servante, etc. Un petit coup de réalisme ne fait pas de mal : si l'on entend parler des juifs, surtout français, sur la plage de Tel-Aviv, ils ne comparent pas leurs femmes, mais leurs dernières acquisitions immobilières, certes pour rivaliser, mais au risque de s'envier.
Ajoutons que le texte du Shéma, qu'on trouve pour la première fois, a une certaine force éthique qui l’a fait insérer dans la tradition. Seul l’être YHVH peut être divinisé, il est unique, et il faut l’aime. Aimer l’être c'est aimer être toujours en contact avec l'infini du possible. C'est le minimum de l'amour de l’être. Ensuite, la seule chose qui est demandée, c'est de transmettre au fil des générations cet amour de l’être, et les paroles qui s’y rattachent. Cet amour est forcément réciproque : si tu aimes la vie, elle t'aime en retour, par à-coups, à des moments possibles qu'il te revient de repérer. Comme quoi l’origine aussi est scindée, elle comporte l’esclavage et la liberté ; les deux aspects sont à rappeler ; en marquant davantage le rappel de la liberté, donc aussi de la loi.
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