Pour en revenir au Conflit du Proche-Orient, il faut encore questionner les droits du peuple juif sur cette terre là. Déjà, y a-t-il un peuple juif ? Certains le nient en arguant qu'il n'est pas conforme à la notion normale de peuple : une terre, une langue, une histoire commune. En fait, c'est un peuple normal et anormal ; il satisfait à cette notion d'une façon évidente et singulière : les Juifs, à travers leurs diasporas, tiennent un fil historique commun, lié à leur sort mouvementé dans chaque pays, avec souvent le même schéma persécutif. Ce fil passe par un fil d'écriture, celle du Livre qui les « lie », la Bible, qui leur sert aussi de langue commune : ils ne la parlent pas toujours, mais ils en tiennent des signifiants, et sont tenus par eux. Parmi ces signifiants, deux semblent essentiels : Juif et Israël ; pour beaucoup, cela suffit. C'est ce qui fait que cette terre est dite d'Israël, depuis quarante siècles, même si les Juifs ne l'ont pas toujours habitée, parce qu’on les en empêchait. Cette terre, nommée comme la leur des milliers de fois dans la Bible, a fonctionné comme leur terre, même à distance.
De fait, les Juifs ont des rapports à la fois étroits et distants avec les traits standards qui définissent un peuple. Et cette souplesse extrême, vécue par certains comme identité morcelée, incertaine voire angoissante, fait dire à des théoriciens – qui donnent ou qui refusent le titre de peuple –, que celui-ci n'en est pas un ; et que sa terre n’est la sienne que dans un livre religieux, qui n'engage en rien des athées. Ce jugement mérite nuance, car ceux qui, sur le terrain, contestent l'idée d'une terre d'Israël, dépendent d'un livre, le Coran, qui lui-même dépend totalement de la Bible ; ce qui oblige les musulmans à une posture théologique assez fermée : il y a bien une terre d'Israël mais comme les Juifs ont fauté envers Dieu, (en faisant le Veau d'or !), il la leur a retirée, ils n'ont plus de liens avec elle, ni d'ailleurs avec lui, de sorte que leurs descendants n'ont rien à voir avec les Hébreux antiques.
Notons que ce verdict, issu de l'islam intégriste, nourrit l’opinion de laïcs et d’athées pour qui la présence juive sur cette terre ne fait pas sens, étant tout bonnement une présence coloniale. Ils négligent ou ignorent le lien du peuple juif à cette terre, un lien symbolique qui tient non pas tant à sa mention dans la Bible, qu’à à la transmission du signifiant « terre d'Israël » durant près de 30 siècles, dont 25 d'exil. Et si pendant 25 siècles, un groupe humain évoque ce coin de terre comme étant le sien, au sens où il est appelé à y être un jour ou l'autre, en tant que lieu de ses origines, alors, que l'appel s'accomplisse ou non, il fonctionne comme un lien symbolique qui se nourrit de sa transmission. En somme, cette terre est hantée, possédée par les Juifs parce qu'ils ont toujours parlé d’elle en se transmettant des paroles, des promesses, portées par deux signifiants Juif et Israël qui, curieusement, nomment les deux royaumes hébreux qui se sont partagés cette terre.
Le peuple juif, comme tel, en a été chassé ; tout son Livre témoigne de l'exil, menaçant puis réel, et du retour espéré qui ne se réalise jamais vraiment, mais qui garde une valeur de symbole et d’appel. Et ne pouvant plus y être, sa parole et son écrit (ses parlécrits) ont intégré cette terre à son lieu d'être et d'exister. Ils ont joué le rôle d'un droit de garde, d’une « mise en garde » qui a bien fonctionné : aucun peuple, depuis les deux royaumes hébreux, n'a pu établir là un État souverain.
Cette idée de possession ou de terre possédée peut gêner des esprits trop rationnels, mais c'est un fait : si certains habitent une terre ou détiennent un objet, au point qu'il devient alors objet naturel, comme l'a été cette terre pour les Arabes qui l’ont conquise, et si à côté d’eux, un groupe de gens répètent dix fois par jour que cet objet est à eux, et se transmettent cette parole de père en fils, alors, au bout de quelques générations, les tenants « naturels » ne peuvent plus maîtriser l’objet, il est hanté voire possédé par ceux qui en parlent, en l'occurrence les Juifs, qui poursuivent cette transmission et intègrent cet « objet » à la parole qu'ils ont tissée. Comme en outre cette parole, dont le noyau est la Bible, a servi de support à l'identité islamique qui a occupé cette terre et qui l’occupe encore, depuis des siècles, ses droits « naturels » sont questionnés et sérieusement fragilisés par la transmission symbolique qui la précède et la traverse.
Toujours est-il que le peuple juif a affaire à tous les traits qui « définissent » un peuple, mais on dirait qu'il jongle avec, par la force des choses, pour les maintenir disponibles ; la force des choses étant qu'il n'a pas eu de souveraineté depuis longtemps, mais qu'il s'accroche à l'existence. Son lien à cette terre, son rapport étroit et distant à sa langue, sa façon d'assumer son histoire, et de n'avoir pas d'autre choix, tout cela le pose comme un vrai peuple même s'il est unique en son genre, puisqu'il se définit par la transmission qui le porte. (En langage mathématique, on dirait qu'il se définit par récurrence.) Et ceux qui doutent de son existence (alors qu'elle est à la fois douteuse et certaine), ceux-là peuvent se rabattre sur un simple constat : quand on dit juif, on se réfère à une personne en tant qu'elle appartient à une transmission, ne serait-ce que de ce mot, en tant qu'elle appartient à un peuple. Il est vrai que pour certains ce peuple se définit plus clairement par la vindicte qui le vise, plutôt que par la richesse de sa transmission. C'est dommage, mais même dans ce cas, la vindicte qui le vise le désigne comme un peuple à défaire ; encore aujourd'hui.
Certes, ses ennemis prétendent ne combattre que les sionistes. Ils entretiennent une confusion. Car le plus vieux livre sioniste, c'est-à-dire préconisant le retour à Sion (Jérusalem) comme espoir majeur, c'est la Bible. Le terme moderne désigne le mouvement qui, concrètement, a mis en acte ce retour aux accents millénaires, stimulé par le désespoir qui planait sur les Juifs, en terre d'islam et en Europe au début du XXe siècle. Le paradoxe est que peu de Juifs s'identifient aux sionistes modernes, bien qu'ils soutiennent sans réserve l'existence d'Israël obtenue grâce aux sionistes. Ils la soutiennent comme ils soutiennent toute communauté juive, et s'émeuvent que l'on touche à des Juifs où que ce soit, parce qu'ils savent que c'est alors le peuple juif qui est visé. Bien sûr, ils soutiennent spécialement Israël car c'est la seule communauté qui a pris forme d’État souverain, réparant symboliquement l'indignité où ce peuple fut tenu si longtemps.
En tout cas, très peu s’y trompent aujourd'hui : on attaque les sionistes pour ne pas dire qu'on attaque le peuple juif lorsqu'il prétend à une quelconque souveraineté. Et Israël est ainsi fait qu'attaquer sa souveraineté c’est attaquer son existence. De même qu'attaquer le Juif comme tel c'est attaquer le peuple juif comme existant, et comme effet d'une transmission millénaire.
Aujourd'hui c'est la vindicte islamiste qui s’en prend aux deux, aux Juifs et à Israël ; et ce, dans la logique de la vindicte coranique, elle s’en prend aux gens du Livre, donc également aux chrétiens. Elle s’en prend aussi aux musulmans laïcs qui s'éloignent trop du texte. Mais la tendance majeure reste de nier la racine de cette vindicte. Récemment, le recteur de la mosquée de Paris a condamné le meurtre d'un Français kidnappé et égorgé en Algérie; en disant que le Coran ne préconise pas de donner la mort ; il dit que seul Dieu donne la vie et la reprend. C'est vrai qu'il dit cela, mais il dit aussi qu'il faut combattre les gens du Livre jusqu'à ce qu'ils se fassent petits et qu'il payent de leurs mains la rançon de leur survie ; il dit que ce sont pour la plupart des pervers ; il dit qu'il ne faut pas tuer l'homme que Dieu a sacré, sauf pour une cause juste. Et pour les intégristes, leur cause est juste. C'est dire qu'il y a problème : peut-on, sans mentir, combattre au nom du Coran les intégristes violents ? Peut-on les dénoncer sans un choix de principe qui la vindicte envers l'autre et préconise son abandon ? Peut-on les combattre sans dénoncer cette vindicte ? Jusqu'à présent, les musulmans d'Europe ont surtout valorisé la tolérance : ils réclamaient que l'Europe soit tolérante envers l'islam ; ils ne réclamaient pas de l’islam la tolérance envers les autres ; comme si elle allait de soi, mais elle est tout sauf évidente. Or l'Europe a toléré l’islam, elle l’a intégré, ou du moins, en France par exemple, elle lui a donné tous les signes extérieurs d'intégration. Le résultat est que souvent les musulmans sont intégrés mais non acceptés. Comme si les gens avaient fini par se dire qu'il y a dans les fondements de l'islam quelque chose d'inacceptable, dans le rapport aux autres, qui peut se déclencher à tout moment chez certains, qu'ils soient ou non dans le besoin matériel. C'est comme un appel originaire qui demande à être entendu et mis en acte. C'est l'aspect rite identitaire de la violence terroriste ; ou de la pression intégriste, qui fait que, par exemple, malgré la loi contre le foulard, celui-ci revient en force, ne rencontrant pas d'obstacle. Et là, le problème devient hautement intéressant.
Car dans les mœurs européennes, notamment en France, cela ne se fait pas de critiquer quelqu'un parce qu'il a dans ses origines quelque chose d'inacceptable. C'est contraire à l’idée démocratique qui traite à égalité toutes les personnes, quelle que soit leur origine. Il faut donc attendre que cette origine passe à l'acte ce qu'elle a d'inacceptable, pour traiter cet acte isolément comme un délit. Il est vrai que le Califat et le djihad faisant grand bruit, on prend des mesures contre ce délit qui menace d'être fréquent. Mais l'impasse est double : les Français non musulmans ne peuvent pas le dénoncer car ils redoutent de toucher au sacré, de mettre en cause des fondamentaux tabous, qu'il n'est pas question d'évoquer ; et les musulmans « modérés » ne le peuvent pas non plus, autrement que comme un crime n'ayant rien à voir avec l'islam (religion de paix, d'amour, etc.). Cela rappelle certains communistes endurcis qui imputent le goulag, les meurtres et l’échec total, non pas aux fondements marxo-léninistes, mais à leur déplorable application, où leur lecture erronée. Il a fallu un meurtre djihadiste particulièrement odieux pour qu’un tweet de musulmans anglais se mette en place pour dire: « Not in my name. » [1] On le voit, il s'écoulera du temps avant qu’on prenne des libertés avec ce texte identitaire. En attendant, des gens agiront en son nom, mèneront des djihads multiformes, et quand ce sera contre les Juifs, on dira que c'est à cause d'Israël ; et quand ce sera contre Israël, on dira que c'est à cause de son refus d'un État palestinien ; pourvu que la cause profonde reste voilée.
Car l'État palestinien ne pourra naître que d'un abandon du djihad ; donc d'une mise à distance de la vindicte fondamentale. Voilà qui referme la boucle où jusqu'ici cet État a été sacrifié. Or la voie pour le créer est assez claire même si personne ne s'y engage. Et il se peut que sa création ne viendra pas de pourparlers qui l'ont toujours plombé parce qu'ils butent plus ou moins vite sur les fondamentaux qui les font échouer. C'est ce qu'on a observé depuis des décennies. C'est le contraire qui serait possible : les pourparlers viendront de la paix et non l'inverse. L'État palestinien sera créé par la paix, c'est-à-dire par l'absence prolongée de tout acte agressif, par un cessez-le-feu absolu et prolongé, qui convaincra les deux parties quelles pourront cohabiter. L'arrêt de la violence, s'il peut s'inscrire dans la réalité, marquera du même coup la ligne de départ pour des dialogues qui aménagent l'état des lieux. Ce ne sont pas les discours et les principes qui feront la paix, c'est la paix au sens minimal de non-agression qui rendra possibles les discours, et leur permettra en retour d'agir sur la réalité. Cette non-agression s'obtient parce les deux parties décident en même temps de vivre les choses telles qu'elles sont jusqu'à ce qu’il soit prouvé, par l'évidence, que le vivre ensemble ou côte à côte est possible. Alors on peut faire des aménagements.
La démarche de l'Autorité palestinienne, pour que l'ONU exige d'Israël d'évacuer la Cisjordanie, ne va pas dans ce sens. Car pourquoi Israël laisserait-il la Cisjordanie aux mains d’un djihad plus dangereux qu’à Gaza ? Ce plan est typique du narcissisme mortifié des instances palestiniennes. Elles pensent qu'avec leur Cause, gonflée à peu de frais par les médias occidentaux, exaltée par les médias arabes comme un emblème majeur (qui exprime le mieux possible la rancœur anti-juive), avec cela, elles auront gain de cause, sans preuve ni gage à l'adversaire sur leur désir de vivre en paix[2]. Bref, s’ils n’obtiennent pas le mieux, ils choisissent le pire. C’est ce narcissisme mortifié et immature qu'exprime aussi le terrorisme : si on n’a pas tout ce qu'on demande, on piétine tout ce qu'il y a. Ce fut aussi la politique arabe envers l'État hébreu depuis qu'il existe : si on ne peut pas le battre, alors il n'existe pas. Heureusement, quelques exceptions à cette règle ont fini par s'exprimer (Égypte, Jordanie, peut-être l’Arabie...) Il faut que les deux parties vivent ensemble dans le calme assez de temps pour user, laminer, écraser la vindicte originaire, après quoi il serait possible de créer un État en Cisjordanie et de le relier à Gaza par un tunnel. (Sait-on que la république d'Azerbaïdjan se compose de deux territoires, séparés par l'Arménie, qui ne sont même pas reliés par voie terrestre ?) Les choses sont ainsi : Israël ne peut rendre des territoires qu'en échange de la paix, et celle-ci doit d'abord avoir lieu, être effective et durable, pour s'inscrire comme possible avant de devenir nécessaire et officielle. Autrement, toute restitution non inscrite dans la paix sera suivie de guerres toujours plus meurtrières. Ajoutons que c'est sans doute le « soutien massif » et peu coûteux à leur Cause, qui pousse les dirigeants palestiniens même modérés à des positions maximales qui se révèlent mortifiées. (Les Israéliens étant souvent les plus surpris quand l'homme de paix sur lequel ils misaient se révèle homme de guerre.)
Ce qui est plus préoccupant, c’est que les double-discours, actifs dans le monde arabe, règnent déjà en France. Les ministres, quel que soit leur tendresse pour le peuple juif, qui ne leur demande que de vivre en paix, ne peuvent pas appliquer la loi qui assure une protection effective, car les mesures que cela implique seraient taxées de « racisme ». L'Europe, et spécialement la France, aura du mal à surmonter sa culpabilité perverse. Cette culpabilité de façade permet trop bien de déguiser son sentiment d'être supérieur, du point de vue matériel, culturel, intellectuel, face au tiers-monde notamment islamique. Souvent elle s'enrichit de la culpabilité chrétienne devant les pauvres, les démunis, l'autre à qui il faut tendre la main même si la sienne vous frappe, etc.[3] C'est une sorte d'humour à l'envers : dans l'humour on gagne la supériorité en s'exhibant comme inférieur et ridicule ; ici, on cache sa supériorité en s'exhibant comme coupable et déficient. L'important est de n'être pas responsable ; et c'est un fait que les dirigeants européens ne répondent pas de grand-chose sur ces questions.
Mais l'Europe n'a pas fini d'être questionnée par l'être-juif ; non seulement par sa demande qu'elle tienne parole est qu'elle respecte ses valeurs, mais par l'ouverture existentielle qu'il représente, qui contrarie sa logique du cadrage identitaire, où l'on enferme l'autre dans son cadre pour le contrôler totalement. L'Europe est d'autant plus coincée que ses musulmans sont très gênés : ils sont venus là pour vivre à l'européenne, mais certains de leurs fils veulent inscrire une tradition vindicative que les parents ont cru laisser au pays, et sur laquelle ils ne se sont pas expliqués, coté rapports avec l'autre. Leurs descendants paient leur dette à cette tradition, comme pour racheter leurs parents, dont le silence sur la vindicte est leur manière de payer une dette à leur origine. Ils n'ont pas enseigné à leurs enfants que si le Coran rejette les gens du Livre en les qualifiant de pervers, ce propos aujourd'hui ne fait plus loi. L'Europe des libertés démocratiques peut jouer un grand rôle dans cet acquittement général, à condition qu’elle se respecte et ne brade pas ses valeurs pour sauver des apparences.
En attendant, je ne partage pas la « parano » des Juifs qui veulent « quitter la France ». Elle exprime le fantasme d'un pays où il n'y aurait que de l'amour envers les Juifs. Or même en Israël, un Juif n'est pas en toute sécurité. Faut-il quitter un pays parce que ses dirigeants n’ont pas le courage de combattre les musulmans anti-juifs par peur de passer pour antimusulmans ? C'est mettre là trop de conditions pour séjourner dans un pays. C'est sans doute parce que j'ai vécu à Marrakech l'insécurité et la vindicte ambiante comme une chose quasi naturelle, qui va de pair avec la présence islamique, que des signes agressifs venant de celle-ci ne m’étonnent pas. Je vis ici comme les Juifs en Israël qui, une fois l'alerte passée, reprennent leur vie « normalement », comme après une petite secousse sismique qui ne fait pas de grands dégâts. Y aura-t-il un jour prochain une grande secousse qui engloutirait des corps en nombre ? J'en doute, car malgré la collusion entre l'intégrisme et une lâcheté qui le laisse faire, la méfiance envers l'islam dans la masse des citoyens, est plus grande que la méfiance envers les Juifs ; et si le danger devient trop grand, on peut espérer un réveil citoyen. On espère aussi beaucoup le réveil des musulmans modérés, mais il prendra du temps, car la plupart en sont à dire que le djihad et la vindicte anti-juive n'ont rien à voir avec l'islam. Il leur faut tout un travail pour admettre la réalité, celle de leur Texte et de sa prégnance. Parmi eux, des hommes de paix peuvent invoquer le Coran et refouler cette partie vindicative ; mais des intégristes agressifs peuvent prendre appui sur le Coran, sans avoir à refouler ses aspects pacifiques. On est donc loin d'une symétrie, où l'on dirait que les hommes de paix trouvent la paix dans le Coran, et les hommes de guerre trouvent la guerre. En fait, les hommes de guerre y trouvent paisiblement ce qu'ils cherchent, sans être contredits par le reste.
Du coup, l'immigration en Europe va faire du bien à l'islam, car tant qu'il restait dans son immense vase clos, il pouvait ignorer l'autre et l'autre pouvait l'ignorer. D'autant que toutes les traductions du Coran semblent s'être donné le mot pour masquer les points chauds du Texte, faisant pour les autres une version nettement plus ronde que la version originale[4]. Le monde européen connaîtra donc de mieux en mieux le texte original, et l’effet de double discours (entre deux langues) sera atténué.
Revenons à la peur de l'islam, à l'islamophobie qui habite l’establishment européen et même occidental. C'est bien sûr une peur du sacré ; celui de l'autre, pour commencer ; et sous des formes très concrètes : peur de l’ameutement, du fanatisme, qui sont des formes où s’incarne le sacré. (Rappelons qu’un fanatique c’est celui qui porte en lui un fanum, un temple, un lieu saint). Mais l'Europe oublie qu'elle a aussi son sacré, non pas religieux mais social, c'est le politiquement correct : l'horreur de passer pour (pour homophobe, islamophobe, judéophobe, etc.) fige des personnes très lucides. Le qu’en-dira-t-on, l’obsession de image de soi qu'on donne aux autres (ou aux médias, si l'on est médiatique) ou simplement dans son lieu de travail, tout cela relève d'une peur du sacré, d'une peur d'être sacré c'est-à-dire séparé, exclu, écarté du lien social sous toutes ses formes. Mû par cette peur, on s'abstient de dire à l'autre ce qu’on pense même quand cela s'impose. On croit que dire à des tenants de l'islam que cette culture ne nous convient pas c'est exprimer de façon indécente la supériorité de l'Occident. Or on n'a pas besoin de faire de grands refrains sur cette supériorité, il suffit d'affirmer certains repères auxquels on tient quand l'autre veut les piétiner. Insistons-y : cacher ce sentiment de supériorité par une attitude contrite et coupable, c'est montrer davantage ce sentiment de supériorité, et se sentir encore plus coupable, etc. C'est un cercle vicieux, un tourbillon sans fin que seule peut arrêter une décision de franchise respectueuse et non une compréhension inclusive qui croit pouvoir tout inclure, tant elle se sent supérieure.
Quant à la grande réconciliation judéo-arabe dont rêvent certains, elle aussi suppose qu’on renonce au déni de réalité, qu'on reconnaisse l'histoire sans trop l'édulcorer ; et qu’à un niveau supérieur, chacune des deux parties se reconnaisse insuffisante par rapport à son message. En même temps, chacune ferait l'effort de mieux connaître celui de l'autre. Par exemple, le verset du Coran souvent cité ces jours-ci pour montrer que ce Livre est non-violent : Celui qui tue un homme, c'est comme s’il tuait l'humanité et celui qui sauve un homme, c'est comme s'il sauvait l'humanité, cela ne gâcherait rien de savoir que ce verset est une phrase du Talmud écrite quelques siècles plus tôt.
[1] J'ai ouvert avec espoir un livre récent Les nouveaux penseurs de l'islam, où certains luttent vaillamment pour obtenir que le Coran puisse être lu aussi comme un texte littéraire ; mais ils se défendent contre l'accusation qu'on leur porte, d'avoir dit, par exemple, que le Coran a été écrit par Mahomet (et non par Dieu).
[2] Elles vont donc demander au Conseil de sécurité de chasser Israël de la Cisjordanie et s'il refuse, s'il y a un veto américain, elles cesseront d'administrer les villes et de coopérer avec Israël pour la sécurité quotidienne ; ne voyant pas qu'Israël de son côté cessera de coopérer pour collecter les impôts qu’il leur remet.
[3] Dans la lutte contre le « racisme », (voir notre livre Le « racisme », une haine identitaire) , la plupart ont ont fustigé la peur de l'étranger en laissant croire qu'il faut s'ouvrir à lui sans réserve, sans pointer l'essentiel, à savoir que les autochtones existent assez fort pour affronter sa rencontre dignement. L'oubli de ce point essentiel, fait qu'on a seulement refoulé la peur de l'étranger, et que la rencontre avec lui se fait sous le signe de l'hypocrisie, de l'effacement et de la rancœur, où l’on s’en veut à soi-même autant qu’à lui.
[4] Par exemple, il est dit : O Gens du Livre, pourquoi vous disputez-vous sur Abraham, alors que la Torah et l'Évangile sont descendus qu'après lui ? Abraham n'était ni juif, ni chrétien (cela paraît logique) ; et le verset suivant ajoute en arabe: Abraham était un homme pieux (hanif), un musulman ; les traductions, elles, mettent « un vrai croyant », au lieu de « musulman », ce qui masque le problème.
Parasha de Ha-azinou (Deutéronome 32)
Ha-azinou : Prêtez l’oreille.
Ce poème est pour Moïse comme un dernier recours: après toutes ses mises en garde, toujours les mêmes, sa passion reste intacte de rappeler encore l'alliance, le rapport à l'être, les malheurs en cas d'oubli de l’être, etc. Rappeler tout cela, et savoir que ce rappel sera en partie sans effet.
Il faut ressentir le déchirement intérieur de cet homme, entre sa certitude d'ouvrir un chemin de vie et son autre certitude qu'ils vont quitter ce chemin, qu’ils vont errer et se retrouver la proie des pires dangers. C'est comme si Moïse butait, non sur la finitude humaine, qu’il connaît, mais sur quelque chose de plus pointu et d’irréductible : la tendance humaine à oublier l'essentiel, à se replier sur ce dans quoi on se reconnaît (ce qui est la base même de l'idolâtrie). Et cette tendance fait partie de la vie, sans elle la vie serait saturée d'absolu. Moïse bute sur l'absence de remède absolu, d'instrument infaillible, de méthode assurée qui empêcherait la chute, l’oubli, la trahison, la déchéance. Et c'est ce qui donne à son poème, à chacun de ses mots la violence et l’acuité qui l’ont porté jusqu'à nous et nous le donnent intact ; le temps ne l'a pas usé et n'en a pas émoussé l'acuité.
Ses premiers mots indiquent déjà une position poétique limite : se tenir entre ciel et terre, parler à l’un et à l'autre, exiger l'écoute, certes différente, de l'un et de l'autre. Puis il compare sa parole à une pluie qui vous frappe à la nuque ; l’image est précise : vous vous sauvez, vous courez, et la pluie de ses paroles vous rattrape. Rappelons qu’on est en plein désert, ou dans une terre aride. Il compare aussi son dire à la rosée ; son dire qu’il nomme léqah , du verbe prendre : c'est ce qu'il a pris, ce qu'il a reçu ; il veut que ses auditeurs le prennent, comme une provision de vie. Insistons-y, il bute sur le fait que cette parole radicale sera reçue et en même temps ignorée ; acceptée et en même temps oubliée. C'est cette faille essentielle qui est si dure à supporter pour celui qui apporte une parole forte et neuve.
Mais cela existe à des niveaux bien plus modestes. Pendant que j'écris ce texte, quelqu'un vient me harceler sur le fait que je ne diffuse pas mes livres à l'étranger, dans d'autres langues. - Tu ne veux pas avoir d'influence dans d'autres pays?, s’énerve-t-il. Je lui ai dit qu'ici même, en parlant à un auditoire dont j'emporte l'adhésion, je sais que dans les minutes qui suivent, ce sera oublié ; et que peut-être cela reviendra par petites bulles, par d’infimes réminiscences, dont certaines seront transmises, avec maintes déformations. Comme j'accepte cet état des choses, cela me donne non pas de la colère, mais une certaine sérénité. D'ailleurs, ai-je conclu, aucun de mes lecteurs enthousiastes n’est allé se démener pour trouver un éditeur américain et diffuser là-bas mes textes ; je sais qu'ils le seront plus tard, qu'importe le moment ? Il s'éloigne, songeur, et je reprends.
Moïse conclut ses premiers vers par : j' appelle (par) le nom de YHVH. Appel par la force du Nom comme tel. Il en parle comme d'un roc, dont l'œuvre est parfaite, et dont les voies sont justes. Et c'est bien vrai : tout ce qu'on nomme et qu'on appelle à exister à partir du nom de l’être, a sa perfection et sa justesse, même si c'est quelque chose d'insupportable, de monstrueux. Les voies de l’être sont justes, assurément. Mais c'est là une parole très violente, car on le sait, le monde, si dur soit-il, ne devient pas tellement meilleur quand les hommes y inscrivent leurs idéaux et leurs fantasmes ; à la rigueur, quand ils essayent de trouver les bons choix dans l'infini des possibles, c'est-à-dire quand ils communiquent avec l’être, selon toute sa nécessité.
Et cette nécessité, dont la « loi » a pu marquer les données initiales, voilà qu'on la trahit. Qu’on puisse l'ignorer, soit, qu'on ait du mal à la trouver et qu'on la cherche, passe encore, mais qu'on la torde et la distorde pour la corrompre, voilà qui révolte le poète ; pour lui, c’est l'ingratitude la plus bête. Des paroles fortes vous sont données et vous en faites de la bouillie, c'est, dit-il, un manque total de sagesse ; c'est ignorer d’où l’on provient, mépriser ses origines, donc se mépriser. On comprend qu'il parle de stupidité : quand des êtres produisent, du fond même de leur complaisance, un mépris pour eux-mêmes…
C'est ici que la métaphore du peuple hébreu est cruciale : il s'est inventé dans le rapport à l’être, on peut même dire qu'il est une invention « divine », inspirée, un peu folle parce qu'elle touche le point d'affolement d’un certain nombre d’identités. Ce peuple a été inventé comme pour inscrire
ce qui, dans toute nation, fait problème existentiel. La phrase est précise : « Quand le très haut fit hériter les nations, quand il différencia les hommes, il fixa les frontières des peuples d'après le nombre des enfants d'Israël » (32,8). Cela veut dire qu’à la frontière interne de chaque peuple, celle par laquelle une part de lui communique avec l'Autre, il rencontre le peuple juif. L'expression « d'après le nombre » (lé-mispar) a pour racine le mot spr qui permet de dire à la fois chiffre, livre, récit, coupure. En somme, ce vieux texte nous dit que les frontières des peuples, extérieures et intérieures, sur lesquelles ils butent et en même temps se sécurisent, ont à voir avec l'existence d'Israël comme parcelle de l’être-parlant. Vu que le vers suivant précise : « car son peuple est la part de YHVH, Jacob est la corde de son héritage » ; Jacob étant synonyme d'Israël.
Puisque, pour nous, YHVH est le symbole biblique de l’être, comme infini des possibles, on voit que l'expression part d’être, dont il m'arrive de faire usage, figure dans le texte. En somme, l’être déploie l'ensemble des peuples, il les distingue, (entendez : les peuples sont différents et sont dans des frontières chacun selon sa différence) ; chacun de ces peuples peut avoir son accès à l’être. Et le texte dit que toutes les voies d'accès à l’être, ont à avoir avec l'événement d'être que constitue Israël. Si les nations ignorent ou rejettent ce peuple, c'est qu'elles résistent à leur propre ouverture sur l’être ; c'est que leurs limites leur posent des problèmes qu'elles veulent ignorer.
En d'autres termes, le peuple juif a à faire au refoulement, au sien propre et à celui des autres peuples. Peut-être qu'à la croisée de ces refoulements une entente est possible, si les juifs retrouvent un peu plus de « torah », d'ouverture sur l’être, et si les autres veulent affronter ce qu'ils refoulent, ce que l'existence d'Israël ne cesse d'interpeller pour eux. Quand des sujets ou des peuples questionnent leur rapport à l’être, il y a toute chance qu'ils rencontrent de l'être-juif. De même, quand des Juifs se questionnent sur l'essentiel, ils trébuchent sur l’être-juif qu'ils ont tenté d'éviter. C'est cela même que ce poème leur reproche.
Retenons donc cette idée que le peuple hébreu est aux frontières des peuples, c'est-à-dire que son existence questionne le rapport de chaque peuple à son identité ; (c'est tellement clair s'agissant de peuples islamiques ou chrétiens, qu'il n'y a pas lieu de s'y attarder). Et selon que ce rapport est ouvert ou fermé, ils supportent ou rejettent l'existence du peuple hébreu, et sa souveraineté, possible ou présente.
C'est là une pensée actuelle. Ceux qui, par exemple, ne supportent pas l'existence d'Israël, ou imaginent que la solution là-bas serait « une terre pour tout le monde » où serait dissoute l'existence juive, ceux-là ont toujours, bizarrement, une pensée fermée, totale, qu'elle prenne la forme fanatique de l'identité pleine ou la forme de l'universel abstrait qui balaie les différences et les frontières, que le poème, au contraire, honore.
Ce peuple étant une invention du point de vue de l'être, une mise en existence de ce point de vue, une incarnation de ce point de vue, on peut préciser l'expression : le peuple de YHVH, c'est sa part. C'est la partie que joue l’être dans ses démêlés avec l'existant. Toutes les grandes et petites persécutions ou dissensions de tel peuple envers les Juifs reflètent sa méconnaissance du point de vue de l'être, de la parole de l’être (dvar YHVH), c'est-à-dire de ce qui est au-delà de sa parole manifeste. Quand, par exemple, Mohamed fait égorger une tribu juive, il signe la complétude de l'identité qu'il fonde, la même complétude qui, aujourd'hui, trace une frontière rigide autour de cette identité et fait que le rapport à l’être y est pour le moins difficile (vu qu’en outre, l’être y est toujours l’Etant suprême), et que beaucoup de ses membres butent sur la déprime, le fanatisme ou la pure satisfaction de l’identique.
C'est du reste cette satisfaction de l'identique que Moïse reproche aux Hébreux : vous êtes devenus gras, épais, complaisants, et vous avez oublié l’être.
Et il refait tout le parcours, il leur rappelle l'histoire : YHVH a trouvé ce peuple dans le désert. C'est dire, aussi bien, que ce peuple a fait la trouvaille de YHVH ; il a trouvé ce lien, cet appui, en plein désert, dans le tohu mugissant ; il s'est senti entouré, soutenu ; (dans mon langage : il a senti il y avait pour lui des points d'amour dans l’être). Moïse dit que YHVH a pris soin de ce peuple comme un aigle de son nid ; qu’il lui a fait boire le miel du rocher, qu’il l’a porté sur les hauteurs du monde, qu’il l’a nourri, et que le peuple rassasié s'est senti vaniteux, et a oublié ce à quoi il devait cette faveur. Ingratitude et trahison; déchaînement de malheurs, qu’exprime ici un déchaînement verbal ardu; qui vise à la fois Israël et ceux qui voudront se servir de cette colère de Dieu contre son peuple pour condamner celui-ci. Attitude dont on sait qu'elle a prévalu, des siècles et des millénaires plus tard. (L'argument majeur de l'Islam contre les Juifs, c’est qu'ils ont certes été « élus », distingués, mais qu’ils ont fauté ; ce qui met les fidèles d’Allah dans une posture bien difficile, celle de ne pas fauter, d’avoir une identité sans faille.)
Le poème est d'une tension extrême ; il penche parfois - comme un voilier sur le point de s’aplatir et de sombrer - vers l'anéantissement du peuple, vers l'extermination ; et soudain, il se redresse et reprend son envol vers la vie, en menaçant ceux qui voudraient tirer parti de sa faiblesse pour nuire au peuple de l’être. Parfois, c'est presque la même exaspération qui mêle juifs et non-juifs; avant que n'éclate l'appel final : Acclamez son peuple, ô nations, car il vengera le sang de ses serviteurs, il rendra à ses ennemis ce qu'ils ont fait, et son peuple expiera sa terre (ou sa terre et son peuple seront expiés).
Difficile de ne pas sentir la palpitation poétique de ces paroles, et leur actualité. (Pour ce qui est d'expier sa terre, au sens de la purifier et de souffrir pour elle, les exemples affluent.)
C'est que le poème tout entier est écrit dans un temps étrange : un passé qui s’écrit au futur et qui a valeur de présent ; un temps de l’être, à la fois mouvant et permanent. De fait, tout ce que décrit le poème, que la Torah a choisi pour être son point culminant, revient de façon récurrente, comme une chute et une détresse qui semblent être l’ultime recours pour relancer la transmission, et réaffirmer la vie.
23 septembre 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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