Puis Joseph est tiré de la geôle par sa renommée: il sait interpréter les rêves. Et Pharaon vient d'en faire deux, des rêves de dévoration: sept vaches maigres dévorent sept vaches grasses; puis sept épis de blé tout secs dévorent sept épis bien mûrs. Nul n'arrive à "interpréter ces rêves pour Pharaon". C'est dire qu'on donnait des interprétations mais générales, qui ne parlaient pas au rêveur. On appelle Jospeh, il déclare que c'est le même rêve, le même message que le divin envoie à Pharaon. L'idée est neuve, que le rêve est un message de l'être, du divin, c’est-à-dire des limites de l'humain, un message parti de nos limites, qui nous parle de ce qui nous concerne. Ici, ça parle de survie: Joseph dit les sept vaches ou sept épis sont sept années - d'abondance suivie de famine. Et même l'expression de Pharaon: "Les vaches maigres ont avalé les grasses et on ne voit pas qu'elles les ont dans leur ventre" - Joseph l'interprète en termes de temps: pendant la période de famine, on ne verra plus qu'il y a eu abondance.
Joseph est nommé gouverneur d'Egypte, maître pour toute l'économie; il gère les subsistances, fait des réserves, etc. Il finira par acheter toute l'Egypte contre du grain, pour le compte de Pharaon. Il gère si "bien" que tous les Egyptiens deviennent esclaves de Pharaon, contre de la nourriture. (Est-ce aussi par un certain retour des choses que l'esclavage, un peu plus tard, va s'abattre sur les Hébreux?)
En attendant, c'est sur fond de famine, y compris à Kénaan, que le drame de Joseph et ses frères va se "répéter". Jacob les envoie en Egypte acheter de la nourriture "pour qu'on vive et qu'on ne meure pas"1. Même au fond de son deuil, l'envie de vivre ne le quitte pas. Le Texte décrit la famine, en deux ou trois phrases: c'est écrasant, on sent le dessèchement total, la terre qui craquelle, et les hommes qui font mouvement pour trouver à manger.
Joseph reçoit ses frères venus acheter des vivres, et les reconnaît à leur insu. Pour commencer, il les accuse d'être des espions : "Vous êtes venus voir la nudité du pays“2. Puisqu'ils sont coupables envers lui, il les charge d'une faute quelconque, l'important est de lancer la répétition. Et eux, pour s'expliquer, doivent raconter leur histoire.
Alors Joseph les entend parler de sa mort, de sa disparition: l'un [de nos frères] n'est plus. C'est lui. C'est toujours émouvant de s'entendre évoquer comme déjà mort. Il en pleure. Les frères se parlent en hébreu sans savoir qu'il les comprend. Il les entend regretter leur faute envers lui. Il les entend parler de lui, avoir des remords à son sujet, donc l'aimer au fond d'eux-mêmes. Il entend leur amour refoulé, libéré par la faute. Il les voit surmonter leur jalousie en son absence. Il voit d'encore plus haut la jalousie qui les a mus, et en silence, il en mesure la vanité, la dérision. Lui qui dira plus tard: Elohim s'est servi de tout ce mal pour nous redonner la vie.
Par quelques subterfuges, il les oblige à arracher Benjamin (son frère unique, fils de Rachel) à son père qui l'avait gardé, et à le lui amener. Avec cet acte sur Benjamin, il les force à répéter pour Jacob la perte de Joseph, dont il n'est pas encore remis. Et lorsqu'ils le lui amènent, il organise un festin au terme duquel il cache sa coupe royale dans le sac de Benjamin. Une fois qu'ils sont tous repartis, il les fait rattraper par ses soldats, et constate avec eux l'évidence: Benjamin l'a volée; il doit donc rester esclave. Joseph leur fait revivre, sous une forme traumatique, le fait qu'ils l'ont vendu, lui, d'une façon qui ne les avait pas accablés. Et il revit cet abandon qui pour lui fut traumatique; il le revit d'une façon moins accablante, mais avec une grande émotion. Pour eux, c'est l'horreur qui s'annonce3
Ce texte explore des états-limite de l'existence, qu’elle soit collective ( gestion de la famine en Égypte) , familiale ou personnelle (Joseph et ses frères). Le mot qéts qui veut dire fin, extrémité, limite figure cinq fois dans le premier chapitre, y compris pour dire « se réveiller » c'est-à-dire mettre fin au sommeil ; ce qui arrive à pharaon avec ses deux cauchemars. D'ordinaire on s'émerveille de l'interprétation que donne Joseph à ces rêves ; on s'étonne moins, curieusement, de leur existence et leur valeur prémonitoire, que le même joseph souligne pourtant : Elohim, dit-il à Pharaon, t’a prévenu en rêve ce qui allait arriver. Puis il interprète juste, et se fait nommer régent suprême pour prendre de justes mesures, trop justes peut-être, puisqu'elles réduisent le peuple égyptien à la servitude pour le pain.
Mais c'est avec ses frères qu'il se conduit avec justesse jusqu'au point limite où il va craquer et se faire reconnaître par eux. D'abord il a attendu des années que le hasard (le divin) les amène jusqu'à lui, et en posture de demandeurs. Il gère ce hasard comme un appel du divin à les réconcilier avec eux-mêmes et avec lui, sous le signe de cet autre événement d'être - qui a produit l'abondance et la famine, créant ainsi l'occasion de descendre en Égypte.
Joseph leur fait vivre à fond le sentiment de la faute pour les en expurger. Pour cela, il leur fait porter des fautes qu'ils n'ont pas commises (être des espions, des menteurs, des voleurs). Et les frères, qui se conduisent plutôt bien (ils sont kénim, dit le texte ; la racine c’est kén : oui ; ils sont droits), sont amenés à évoquer leur crime envers lui. Le texte travaille en finesse l'émotion de la perte et des retrouvailles, à travers ce transfert qu’impose Joseph sur une situation imaginaire, celle où se placent les fausses accusations. On nous suggère même, en passant, un des secrets de l'émotion : c'est de savoir sur le vécu de l'autre un peu plus qu'il n'en sait lui-même, tout en étant aussi impliqué que lui. C'est le cas de Joseph, c'est lui qui ressent d'un bout à l'autre l'émotion la plus vive, la plus aiguë car il en sait plus que les autres sur ce qu'ils sont en train de vivre, et sur ce qu'ils ont vécu à travers lui. Et pour conclure, il les met, toujours dans l'imaginaire, en position de trahir la promesse faite au père, celle de ramener Benjamin vivant (promesse dont l'écho symbolique c'est de révéler Joseph vivant ; donc de faire revivre Israel en deuil. Il y va donc d'une relance de vie à partager entre tous, comme pour donner une impulsion de vie initiale à ce petit groupe qui est nommé pour la première fois « les enfants d'Israël », au sens simple du terme : les enfants de Jacob.) Et c'est ce désarroi total où il les met, dans lequel il est partie se prenante, puisqu'il serait lui-même la cause qui tue le père, c'est en ce point précis (où l'imaginaire peut avoir des effets réels) qu'il s’effondre et qu'il arrête ce grand jeu thérapeutique qu'il leur inflige.
Sa jouissance à lui et d'être toujours en accord avec les signes du divin sans tomber dans le divinatoire (là et sa justesse, et c'est sans doute avec raison qu'on l'appelle le juste), en étroite correspondance avec les événements en apparence dus au hasard mais qui suivent, c'est très clair, une sinueuse nécessité, où alternent la détresse et la joie, l'angoisse et la délivrance, puis un peu plus tard : l'esclavage et la liberté.
1 . Genèse 42, 2.
2 . Genèse 42, 9.
3 Ce passage est extrait de nos Lectures bibliques (éditions Odile Jacob)
Parasha de Vaygash (Genèse 44,18 à 47,27)
Nous avons laissé Joseph refermer sur ses frères le piège de la culpabilité, avec un subtil mélange de douceur et de violence, puisqu'il n'y a pas d'atteinte au corps, mais de la torture mentale à des fins de catharsis évidentes. Et nous voilà ici devant l'impasse totale : Benjamin esclave, et les autres frères invités à rentrer chez eux. C'est le point de tension extrême, puisque rentrer chez eux sans Benjamin, ce serait tuer le père, déjà brisé par le chagrin d'avoir perdu Joseph. C'est ce que Judah va expliquer, et c'est ce qui fait craquer Joseph (entendre parler de sa mort, et de l’amour du père) ; il ne peut plus poursuivre son jeu, il doit se révéler à ses frères.
Or il a fait tout ce manège pour les libérer de leur culpabilité, qui était à fleur de peau. Car l'idée même de partir en Égypte acheter de la nourriture portait la marque de cette faute. Le texte nous le précisait, puisque (en 42,1) Jacob dit à ses fils : pourquoi vous entre regarder? J'ai ouï dire qu'il y avait une vente de blé en Égypte. Allez y, achetez-y du blé pour nous etc. C’est que eux aussi avaient entendu la nouvelle, mais pour eux, l'Égypte signifie Joseph puisqu'ils l'ont vendu à une caravane qui allait là. S'ils se regardaient, c'est qu'ils se rappelaient cette infamie, et qu’ils craignaient de retrouver là-bas Joseph. Celui-ci, les ayant reconnus, a travaillé cette culpabilité pour la faire monter à son sommet, puisque voilà Judah, symbole anticipé du peuple juif, qui s'incline et demande à être esclave pourvu qu'on libère Benjamin et qu'il retrouve son père. Joseph travaille la culpabilité à coups de fausses accusations. À la manière de ces plaisantins qui vous calomnient en face d’un tiers, vous obligeant à vous défendre, à protester de votre innocence, avant d'éclater de rire en disant : « je blaguais ! ». Mais ici, au lieu du rire c'est la détresse : ils se sentent réellement fautifs, puisqu’ils le sont, mais pas de la faute qu'on leur impute, et qu'ils ne peuvent avouer à un inconnu. Et lorsque Joseph se révèle, car il ne peut que « fondre en larmes » au point précis où il est dit que son jeu sera mortel pour le père, les frères sont bouleversés, affolés, car la faute imaginaire qu'on leur impute(le vol) ne sert plus que de symbole pour convoquer la faute réelle, qu'il va falloir reconnaître, et pour laquelle il faut au moins demander pardon. Or là-dessus, Joseph les devance : nous vous affligez point, ne soyez pas irrités contre vous-même, de m'avoir vendu ici, car c'est pour la survie que Elohim m’a «envoyé ici avant vous ». D’emblée, il renomme de fond en comble ce qui est en jeu : vous ne m'avez pas vendu, vous m'avez « envoyé » ici ; et d'ailleurs ce n'est pas vous, c'est Elohim ; et ce n'est pas pour rien, mais pour la survie.
La survie de quoi ? Au-delà de la famille de Jacob, il voit la survie du peuple hébreu. En un seul verset (24,7), on a trois signifiants cruciaux de l'histoire de ce peuple :shéérit, péléta, léhahayot, qui signifient respectivement l'acte de rester, d'être épargné, de survivre. Il est clair qu'il parle et qu'il voit très au-delà de la famille, il voit la transmission du peuple ; et il la leur fait voir. Du coup, il submerge leur faute par cette vision supérieure. Ils n'ont même plus à demander pardon, c'est lui qui leur dira (45,24) : ne vous irritez pas en route ; sur la route qui les ramène à Canaan pour chercher Jacob et l'amener en Égypte, en grande pompe. Il se doutait bien que chacun d’eux s’en voudra et qu'ensemble ils risquent de s’en vouloir et de s'accuser mutuellement sur des détails de leur forfait. Là aussi il les devance : ne remuez pas la faute, elle est dépassée par son interprétation, qui n’est pas seulement la sienne, c’est aussi celle des faits.
Il y a la de fortes leçons à tirer. Si les frères voyaient plus loin que leurs petits états d’âme, s'ils voyaient le trajet de la transmission qui les porte plus loin qu’eux, ils verraient par quel biais le mal qu'ils font peu bien tourner. Bref, l'interprétation qu'il leur donne est une immense ouverture d'être : il y a de bien plus vastes possibilités que ce que vous avez pensé, et le divin en a choisi une pour nous qui est d'une portée gigantesque, qui offre rien de moins que le terreau pour faire un peuple
C'est pourquoi le texte fait un décompte de toute la famille de Jacob qui arrive en Égypte : ils sont 70, y comprit Joseph et ses deux fils. Le texte fait ce décompte comme pour prendre un nouveau départ. Joseph a rendu la vie à son père en se révélant vivant quand Jacob le croyait mort ; et en rendant la vie à Jacob-Israël, ancêtre du peuple, il a presque au même titre que Jacob donné vie au peuple d'Israël naissant
Et le texte se termine sur la manière dont Joseph gère la famine en Égypte, au point de transformer tous les Égyptiens en esclaves ou serviteurs de Pharaon : ils n'ont plus rien, ils ont tout donné et tout vendu pour avoir du pain ; c’est Pharaon qui leur prête leur terre à cultiver, moyennant le cinquième de la récolte.
Joseph n'est pas souvent nommé dans la suite de la Bible, comparé à Judah par exemple. Comme si son père Jacob, on le verra, le remplaçait presque par ses deux fils Éphraïm et Ménashé, en tout amour ; sachant qu’en outre, la splendide réussite qu'il a offerte à son peuple naissant a d'abord mené celui-ci a un long esclavage, en Égypte.
06 décembre 2013 | Lien permanent | Commentaires (0)
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