C'est le retour de Jacob à Canaan, la rencontre avec son frère qu'il a trompé, Esaü, rencontre qui tourne plutôt bien ; et c'est l'installation à Sichem, qui elle tourne mal car le prince de la ville a violé Dina, que ses frères aînés vengent très durement.
Comme j'ai déjà commenté ce texte dans mes Lectures bibliques, on pourra s'y reporter, et j'en donne quelques extraits.
Jacob est à la fois droit(tam) et retors, contourné(yaqov) ; il est fort et vulnérable ; il étudie et il est dans la réalité. Vingt ans après le rêve de à l'échelle, pendant qu'il traverse le Yaboq la nuit, pour rencontrer le lendemain son frère, il se trouve aux prises avec un homme, qui seulement après la lutte se révèle être un divin, puisqu'il dit à Jacob : tu ne t'appelleras plus Jacob mais Israël car tu as combattu avec Elohim et avec les hommes et tu en as été capable. Ce jeu de mots sur Israël est en hébreu, il n'est pas traduisible. (Le Coran donne une autre étymologie : ce sont des gens qui se déplacent la nuit, qui avancent cachés… )
Pendant le combat, Jacob ne sait pas qu'il se bat avec le divin, lequel n'arrive pas à le vaincre ; il lui dit même : laisse-moi partir car l'aube arrive. Et Jacob lui dit : je ne te laisserai pas partir avant que tu ne m’aies béni. Voilà un combat exemplaire, un symbole de la guerre d'amour entre Israël et son Dieu c'est-à-dire sa transmission. En pleine empoignade, la parole bonne doit surgir, l’appel de l’être doit l’emporter. Il est rare que dans un conflit avec l'autre, vous lui demandiez de vous bénir ; d'ordinaire, si on obtient le calme, c'est déjà beaucoup. Si l'adversaire ne s'éloigne pas en vous maudissant, c'est-à-dire en laissant sur vous une trace de sa haine, c'est déjà une réussite, pour vous comme pour lui. On a là un secret du rapport d'Israël avec l’être : affrontement et grâce, trahison et fidélité. Une façon de travailler pour soi et contre soi, non pas de façon compulsive et névrotique (encore qu'on en ait beaucoup d'exemples) mais d'une façon qui projette le soi au-delà de soi-même ; et s'il n'arrive pas à se dépasser, il y sera plus ou moins forcé car la transmission le dépasse et en même temps le convoque là où il en est.
Essentiel donc de soutenir le rapport avec l'être sous la forme d'un combat ou aucun des deux ne doit effacer l'autre, ni en venir à bout ; quitte à ce qu’une boîterie s’ensuive, une blessure. D'ailleurs Jacob est atteint au nerf sciatique, et le texte, qui s'est donc écrit que plus tard, précise que les enfants d'Israël ne mangent pas ce qui touche au nerf sciatique. Comme s'il y avait un lien d'oralité charnelle entre le peuple et son ancêtre porteur du nom.
Jacob après la lutte demande à l' «ange » : Quel est ton nom ? – Pourquoi donc questionnes-tu sur mon nom ?
Oui, pourquoi fixer le nom du divin, alors qu'il est appelé à porter l'innommable, c'est-à-dire le potentiel de tous les noms possibles.
Un autre jeu de mots important concerne la face, le visage. Avant le combat, Jacob ressent toute sa peur de se retrouver face à son frère. Alors il se fait précéder par des serviteurs chacun menant un petit troupeau en offrande à Esaü. Et Jacob dit : « je voilerai sa face par cette offrande qui va devant ma face(qui me précède) après quoi je verrai sa face, peut-être lèvera-t-il ma face(me pardonnera-t-il). Le jeu complexe de toutes ces faces va culminer dans l'acte de nommer ce lieu-dit la lutte « face au divin » (Péniél ; ou Pénouél : tournez-vous vers le divin).
L’enjeu de l’existence est de pouvoir se tenir face à l’être (et d’en percevoir les possibles, de les intégrer, de s’y confronter).
Or Esaü, qui arrive avec quatre cents hommes armés, se jette dans les bras de son frère Jacob, ils pleurent ensemble, il lui a déjà pardonné. Souvent les ancêtres hostiles se réconcilient mais ce sont leurs descendants qui reprennent le flambeau de la lumière noire, qui poursuivent la violence originaire. En tout cas, Jacob trouve le moyen de se défiler de la protection pesante que lui offre son frère puissant. Frère dont la Torah prend la peine de nommer les descendants, parmi lesquels rien de moins qu'un certain ‘Amaléq, symbole même du projet d'effacer Israël.
Ajoutons que le torrent Yaboq, que franchit Jacob, s'écrit avec trois lettres Y B Q , auxquels il faut ajouter un « ‘ayn » (un œil, une source) pour obtenir le nom Jacob. Et ça dire que dans cette épreuve, l'ancêtre devait franchir la part aveugle de son nom ? C'est à voir.
L'épisode suivant, encore plus complexe, met en jeu non pas l'agressivité fraternelle mais la différence sexuelle. Il s'agit de l'échange des femmes avec le peuple du voisinage. Jacob et les siens sont installés près de Sichem, Dina va fréquenter les jeunes filles de la ville, et se fait prendre par le prince qui la force, mais qui est prêt à se racheter, à tout donner pour elle car il l’aime. Il tient un discours de mixité : vivons ensemble, vous nous donnerez vos femmes, nous vous donnerons les nôtres, bref nous serons un même peuple. Ici, la différence entre Israël et les autres peuples va se traiter sur le plan sexuel. Les deux frères ainés voient leur père impuissant et silencieux devant ce viol, et ils tendent un piège au prince et aux siens : D'accord, mais vous devez être circoncis. Le prince entraîne les siens, ils se font circoncire, et le troisième jour, alors qu'ils sont endoloris, ils se font massacrer par les deux aînés de Jacob.
Ce qui est remarquable, c'est que la Torah raconte cette crise et tant d'autres peu favorables aux enfants d'Israël, preuve que le texte travaille à la fois pour et contre les siens. Il n'émet aucun jugement, si ce n'est que Jacob et sa famille doivent plier bagages, laissant derrière eux cette mauvaise réputation. En même temps, on sent bien que les deux frères furieux ne sont eux-mêmes que l'instrument d'un destin plus lointain : Israël est appelé à être un peuple singulier (avec l'espoir de devenir singulièrement universel), cela exclut qu'il fusionne avec les peuples alentour qu'il est appelé à combattre pour conquérir sa terre. Autrement dit, le prétexte (le viol) et la réaction disproportionnée sont discutables, mais l'épisode sert à marquer, de façon violente voire injuste, la nécessaire séparation qui est comme une ligne de départ. Il n'empêche que la réaction des frères est dénoncée par Jacob, qui après la fuite, demande aux siens de se purifier et de rejeter les dieux étrangers qui sont en eux, parmi eux. Preuve que la proximité pacifique avait déjà eue des effets : certains ont adopté des idoles du coin. Preuve aussi que leur réaction avait quelque chose d'idolâtre, de fanatique, dans sa violence extrême, même si leur fuite a été protégée par la « crainte divine sur les villes alentour ».
On sait que Jacob, à la fin de sa vie, condamnera ses deux aînés : il maudira leur « souffle violent » et leur « dure colère ».
Parashah Vayéshév (Genèse 37 à 40)
L'histoire de Joseph[1] et ses frères explore toutes les impasses du "fraternel", ou presque. Y compris le fait que le père a tendance à envoyer son préféré au plus grand risque, voire au sacrifice. Jacob préférait Joseph à ses frères et le savait haï par eux; mais il l'envoie vers eux prendre de leurs nouvelles. C'est la version "Jacob" du sacrifice d'Abraham.
La rivalité entre frères est un des invariants bibliques, même si chaque fois elle se joue autrement: Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères. Pourtant c'est à travers ces duos tendus ou ces groupes agressifs que passe une bérakha (une parole symbolique) qui prend corps et relance une histoire de vie.
Ce Joseph, faiseur de rêves, lecteur de rêves, interprète subtil qui devient homme d'Etat, est d'un narcissisme étonnant: il ne tient pas compte de ce que ses actes ou ses paroles ont comme effet sur les autres. Il est confiant dans l'être divin, dans ce qui va lui arriver, sans être soumis d'avance à un destin que Dieu aurait écrit pour lui. Il lutte, il tombe très bas, il monte très haut, mais il gère sereinement la bérakha qui fut la sienne, lui, le fils de la femme aimée, Rachel, le préféré du père qui, lorsqu'il le bénit à la fin de sa vie, ou plutôt lorsqu'il lui dit sa vérité comme à ses autres fils, rend hommage tout simplement à sa fermeté: Les archers l'ont harcelé mais son arc est resté ferme"[2].
Joseph nous étonne, il semble béni dès l'origine mais cela ne lui épargne aucune épreuve. Il est porté par une force, une confiance étranges: il se laisse aller à son destin, tout en le surveillant de près, mais sans tenir compte de ce que l'autre peut penser de ses paroles: il fait des rêves où son père et ses frères se prosternent devant lui, et il le leur raconte. Et malgré leur colère, il leur raconte un second rêve du même genre. Il sait, sans doute, que son père l'envoie presque à la mort, avec l'espoir d'un miracle, mais il y va sans questionner. Le père veut-il qu'il passe par là? et s'impose un tel le risque? L'épreuve sera longue et dure pour tous les deux. (Elle finira par une réussite triomphale des Hébreux en Egypte, mais qui suscitera la peur, la haine, et fera d'eux des esclaves…) En outre, Jacob envoie Joseph vers ses frères du côté de Sichem, la ville où ses deux fils, Shimon et Lévy avaient fait un massacre pour venger l'honneur de Dina, leur sœur; à l'endroit où planaient des forces de mort (liées au sexe, à la circoncision, aux vertiges du sacrifice.
Le résultat est complexe: Joseph est vendu à une caravane d'Ismaélites qui allait en Egypte. Là il se retrouve, grâce à ses grands talents, gérant de la maison de Putiphar, un officier de Pharaon dont la femme tombe amoureuse de lui et le harcèle: "Couche avec moi"[3]. Il la repousse, il pense vraiment la calmer avec des mots, mais là encore, ne va pas jusqu'à penser que cette femme rejetée va le calomnier: "Il [le maître] nous a amené un hébreu pour se moquer de nous, il est venu pour coucher avec moi, alors j'ai poussé des cris"[4]. Elle le fait mettre en prison. Et lui, ne s'occupe pas des conflits que sa droiture engendre.
Joseph est donné pour mort à son père: les frères exhibent sa tunique tachée de sang. Image du sacrifice: ça n'est pas lui qui est tué, c'est l'animal, mais le père ne le sait pas, et tombe dans un deuil profond.
Ajoutons quelques remarques
1. Joseph dès le début parle mal au père de ses demi-frères, issus des servantes ; il disait sans doute la vérité mais il était déjà insensible aux effets de son dire. C'est un homme chez qui la sincérité rejoint la confiance absolue dans l’être ; le reste lui est secondaire
2. Ce sont les frères qui lui interprètent son rêve où leurs gerbes se prosternent devant la sienne ; et c'est son père qui lui interprète le rêve où le soleil et la lune et onze étoiles se prosternent devant lui, en ajoutant, littéralement : qu'est-ce que c'est que ce rêve que tu as fait ?
Il y a donc un destin qui dépasse Jacob autant que Joseph et qui est en cours. C'est ainsi qu'on peut comprendre l'acte apparemment absurde de Jacob, comme s'il l'avait fait en état d'absence, pour déclencher un mécanisme qui lui échappe, qui est à la fois douloureux et salvateur. « Tes frères sont à Sichem, viens donc je veux t'envoyer vers eux » ; et Joseph répond : « me voici » -le même mot que prononcent dans la Bible ceux qui sont appelés par l'être divin ; ils sont nombreux, depuis Abraham. C'est aussi la parole qui, pour chacun, inaugure sa présence devant l’être, rassemblant sa présence à lui-même, aux autres, au monde, on au destin etc.
3. Il y a une différence entre les frères, dans leur rejet de Joseph : l’un veut le cacher pour le ramener, l'autre veut le vendre, les autres veulent le tuer. Mais tous font l'acte du sacrifice symbolique : la tunique de Joseph, symbole de la préférence, de la distinction, est couverte du sang d’un animal égorgé et ramenée au père.
Puis Joseph, vendu à des caravaniers ismaélites, est revendu en Égypte à Putiphar, le chef des bouchers de pharaon. Simple exemple des tricotages serrés que fait le texte, qui nourrissent les midrash, et la production romanesque (Tomas Mann a fait de Joseph et ses frères un roman très fourni, notamment en midrashs)
4. Ce n'est pas un hasard qu’un des grands du peuple hébreu, Joseph, s'en sorte par l'interprétation des rêves. Toute l'histoire de ce peuple a promu l'interprétation ; même si beaucoup ont cherché à lui imposer leur cadre, donc à se l’approprier. La puissance de l'interprétation est de traverser les limites qu'on lui donne ou qu'elle-même se donne à tel moment. On ne peut se tirer de l'ornière, y compris celle de la bêtise, fût-elle intelligente, que par l'interprétation, c'est-à-dire la capacité d'apporter une dimension de plus à ce qui est en jeu, et qui semble complet.
[1] On renvoie ici à nos Lectures bibliques, pages 112-113
[2] . Genèse 50, 24.
[3] . En hébreu, c'est plus bref, en deux mots: shikba 'imi, (Genèse 39, 7)..
[4] . Genèse 39, 14.
22 novembre 2013 | Lien permanent | Commentaires (0)
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