Supposons donc démontré que ceux qui combattent pour le peuple palestinien ont un tout autre projet que de lui donner un État ; et qu’ils prétextent de sa précarité maintenue pour avancer une stratégie plus large : islamiser toute la région, à un degré d’islamisme qui reste à déterminer, mais qui a priori serait assez radical. Surgit alors une question : la Cause palestinienne, serait-elle une de ces grandes Causes, comme le furent la révolution communiste, la libération du Tiers-monde, etc., qui drainent assez d'éléments justes pour cacher leur caractère globalement « faux » ? et qui revendiquaient surtout un transfert de pouvoir (des agents de la bourgeoisie à ceux du prolétariat, supposés meilleurs par essence ; ou des instances occidentales aux indigènes, très impatients de les imiter, etc.) ? L'idée qu'une Cause manquant d’ancrage réel, ou ne touchant pas l'essentiel, joue longtemps le rôle d’idéal auquel adhèrent des millions d'hommes, pour se révéler par la suite être un grand bluff, n'est pas absurde.
Encore faut-il comprendre ce que ces millions d’hommes y trouvent. Le monde musulman, y compris sa pointe avancée en Europe, y trouve clairement de quoi se rappeler et célébrer sa plénitude identitaire. En revanche, on aimerait savoir pourquoi les médias occidentaux lui emboîtent le pas là-dessus, et font croire que si on résout le problème israélo-palestinien (ils n'y voient pas un problème judéo-arabe, ou judéo-islamique), l’essentiel sera fait. Pourquoi (se) cachent-ils que la réalité est autre, que le djihadisme, dont se réclament le Hamas ou le Hezbollah, est en train de s'étaler dans la région, notamment en Syrie et en Irak, ainsi qu’en Afrique, au point que des États comme l'Arabie ou l'Égypte se sentent plus proches d'Israël qui frappe le Hamas, que de celui-ci qui proclame leur idéal « fondamental » ?
Une hypothèse serait que le monde occidental, du moins tel que ses médias le représentent, est comme forcé de s'aligner sur la posture qu'il suppose au monde islamique, pris d’un seul bloc. Si ces médias avaient dit, à propos de Gaza, que le Hamas empêchait les gens de fuir la zone des combats, qu'il piégeait leurs maisons pour exploser ceux qui revenaient et qui avaient quand même pu fuir, que ses combattants étaient vêtus en civils pour être comptés comme tels, que les hommes tués sont trois fois plus nombreux que les femmes, ce qui prouve qu’il y avait eu des précautions, etc. ; s'ils avaient dit cela, ils auraient paru prendre parti pour Israël, et ce n’est simplement pas jouable. D'abord parce qu'ils sont « islamophobes », au sens que l’on a vu, ensuite, parce qu’ils doivent afficher un désir d'entente : le vivre ensemble est plus tyrannique qu'on ne pense. L'Europe a plus affaire aux musulmans, y compris chez elle, qu'à un petit État hébreu logé au cœur du monde arabe.
Si telle est la position officielle, choisie ou imposée, on constate que les médias s'emploient bien à la servir et même à la devancer. Cela ne veut pas dire qu'elle est partagée par les peuples. Ceux-ci hésitent entre leur rejet des islamistes, voire de l'islam quand ils sont excédés, et la colère qu'on leur suggère contre Israël ; la plupart optent plutôt pour le rejet, car ils ont plus de problèmes avec l’islam qu’avec « les Juifs ». Mais cette posture officielle, qui ressemble à un choix stratégique, fait l'objet du discours courant, que les médias font courir comme un bruit de fond. Certes, il peut toujours courir, il ne changera pas la réalité, mais il est à lui seul une néo-réalité qui parfois cache tout le reste. Le reste étant que les contradictions sur le terrain sont vivaces, que le monde arabo-musulman se fissure, se déchire et se renouvelle à travers ses luttes internes, et que des surprises intéressantes peuvent en sortir. (Par exemple, Israël mène le même combat que certains États arabes, tout comme, de façon plus surprenante, les États-Unis mènent le même combat qu’Assad contre les djihadistes.) Le reste, c'est que le récit médiatique français, qui veut qu'Israël soit le problème, va apparaître de plus en plus comme décalé, là où l'idée du djihad prend de la force.
Cette idée peut toujours se donner comme cible la mort des Juifs, et l'Europe a peur d’en prendre conscience. Comme si cela lui rappelait son passé pas si lointain, elle a peur de se rendre compte de la haine radicale antijuive qui habite l'islamisme. Elle ne veut pas s’en rendre compte parce qu’elle a peur de savoir qu’il est fixé par cette haine. Et comme elle a peur de l’islam, elle redoute d’être vue par « lui » sachant cela ; tout comme certains ont peur de savoir quelque chose sur une sale affaire. C’est bien connu quand il s’agit de crime : surprendre des personnes qui en préparent, c’est être pris pour cible s’ils vous remarquent, car vous risquez de « parler » ; si vous « savez », même le silence ne vous sauve pas. Dans le cas de l’establishment européen, cette précaution – ce silence – est dérisoire, car la haine en question vise aussi « les chrétiens ». Des foules entières parmi eux sont en train de la payer, sans autre aide que de pure consolation (humanitaire).
En adoptant cette politique inspirée par la peur, l’Europe trahit aussi l’espoir de nombreux musulmans, les fameux « modérés », qui eux aussi sont dans la peur, la même, et qui attendent des lois démocratiques fermement appliquées, qu’elles les protègent de l’islamisme, y compris de celui qui les habite et dont elles peinent à se dégager. (Cela s’est vu lors de la loi sur le voile, bien qu’elle soit remise en question.) L’Europe s’expose aussi à de vrais camouflets : elle qui ramène le djihad palestinien à des termes politiques, se trouve en face d’autres djihads qui défient toute politique. Ce n’est pas pour autant qu’elle nuance son « narratif » sur Gaza, puisque, on l’a dit, pour la plupart de ses médias, face au Hamas, le gros problème c’est la dureté d’Israël.
En somme, l’Europe a peur, les musulmans modérés ont peur, et les islamistes de tous bords ne cherchent qu’à faire peur ; voilà « une affaire qui marche » ; plus sérieusement : une dynamique assez stable dont on voit mal ce qui pourrait l’enrayer. La clinique des phobies en témoigne chaque jour : quand des sujets sont pris – ou se replient – dans une posture phobique, c’est un dur travail que de les aider à en sortir ; la peur est un ciment parfait pour les narcisses déglingués.
Côté juif, c’est plus complexe, car la peur s’est toujours mêlée d’espoir, et elle s’écarte un peu devant le besoin atavique de survivre, l’urgence vitale d’exister. Déjà les Juifs en terre d'islam, ou plutôt dans les terres qui allaient devenir d’islam, ont connu d’emblée les éclats de cette haine, (bien qu'elle trouvât souvent des cadres pour la contenir) ; mais savaient-ils qu'ils en auraient pour 13 siècles d'arbitraire agressif ou condescendant, de tolérance aléatoire qui soudain se retourne et ramène à la surface la vindicte qu'elle refoule ? Non, cela les aurait déprimés. Or ils ont joué au mieux cette « scène » interminable et ambiguë, frôlant souvent l’abject, puisqu’on doit toujours supplier le maître d’intervenir auprès de lui-même, et le payer pour qu’il soit juste. Jusqu'au jour où, les conditions extérieures ayant changé, et influant fortement sur l'intérieur, des sorties furent possibles et nécessaires. Certes, ces Juifs se lamentaient aussi, ils priaient, ils espéraient, mais leur souci majeur était de vivre, d'exister au mieux. Aujourd'hui, où que ce soit, les Juifs ont bien plus de moyens et de recours. Et même si la sécurité en Israël n'est pas parfaite (pourquoi le serait-elle ? Où trouverait-on cette perfection ? Depuis le 11 septembre, même l'Amérique n'est pas un abri absolu), il reste que ce pays existe, qu'il a des capacités qui peuvent beaucoup limiter les attaques adverses, ou réduire leurs effets à très peu de chose, mais sans pouvoir les annuler.
C’est dire, en passant, que la lutte contre l'effacement, qui caractérise depuis toujours le peuple juif, s'accompagne plus que jamais d'une affirmation d'existence, d'une lutte pour inscrire et faire vivre cette existence comme déploiement d'une identité multiforme et ouverte, plutôt que comme célébration d'une identité définie. Cette lutte, qui devient de plus en plus positive, n'a pas besoin d'une paix totale, ou d'un ennemi qui abandonne une fois pour toutes sa haine fondatrice. L'existence de l'ennemi tel qu'il est fait partie des forces d'effacement que les Juifs ont toujours combattues ; depuis le Amaléq de la Bible (ce peuple qui a voulu raser la naissance même d’Israël) jusqu'à nos jours. Si l'on feuillette le deuxième Livre des rois, ceux d'Israël et de Juda, on les voit se battre contre toutes sortes d'ennemis, dont le roi de Syrie, ou le roi de Gaza c'est-à-dire le roi des Philistins, car ce qu'on appelait Philistie, et que les Romains ont appelé Palestine, c’était la région de Gaza ; on voit que c'étaient des guerres sans fin, car tous ces petits royaumes voulaient la fin d'Israël. Et celle-ci ne s'est produite que sous les coups des grands Empires qui balayèrent l'État hébreu, ne laissant vivre que sa transmission symbolique, de plus en plus intense. Aujourd'hui, il n'y a pas de grand empire qui menace Israël. Ce pourrait être l’Empire islamique si tous les pays musulmans ne faisaient qu'un, ce qui semble très improbable. Autrement dit, il restera toujours de l'agressivité ambiante, de quoi rappeler que l'existence d'Israël n’est pas acquise, qu'elle s'accomplit au quotidien et à long terme.
Cela dit, la crise des repères que va connaître Israël suite à la guerre de Gaza, est d’un grand intérêt. Les dirigeants valent ce qu'ils valent, et ne sont ni pires que d’autres ni meilleurs, mais le bon peuple leur fera payer la peine qu’il a, lui, à « changer de logiciel », en intégrant le fait qu'un Juif en Israël n'est pas plus en sécurité qu’en Diaspora ; qu’il n’a pas de protection absolue. Non que sa vie soit en danger (sauf s’il est un soldat en opération), mais son quotidien se ressent des attaques ennemies qui, si elles ne tuent presque pas, accomplissent le devoir religieux de faire peur aux Juifs, de les angoisser, d'évacuer sur eux sa propre impasse identitaire. Il n’y a pas d'autre choix que d'intégrer à une vie créative le geste intermittent de lever les bras pour éviter une pierre ou un coup, et comme les pierres d'aujourd'hui sont des roquettes, le geste est de courir à l'abri pour les éviter ; quitte à ruminer son mépris pour ceux dont l’idéal est de vous faire peur. L'armée d'Israël s'appelle armée de protection (ha-gana) ; et aujourd'hui, ce signifiant est passé vers les abris qui s'appellent espaces protégés (merhav mougane). La protection est d’autant plus essentielle qu'elle n'est pas absolue. Au fond, ce n'est pas si bien d'avoir en tête une armée « totalement efficace ». Les idées totales nuisent beaucoup à l'engagement toujours partiel des personnes. Celles-ci intègrent bien l'exigence de se protéger, mais cela ne les empêche pas d'être injustes quand elles reprochent aux dirigeants de n'avoir pas vaincu totalement, de n'avoir pas été « jusqu'au bout ».
Quant aux Juifs en Europe, ils sont souvent fixés par la peur de l'islamisme, au point de ne pas voir que ce qui est plus inquiétant, c'est le coinçage des dirigeants et des médias européens, surtout français ; c'est leur peur – réelle ou feinte – de l'islamisme, dont ils acceptent les exigences, à qui ils cèdent du terrain. Ce qu’on peut craindre, et qui pose un problème réel, c'est que la barrière de la loi, dans laquelle les Juifs ont toujours espéré, dont ils attendent qu’elle soit « juste » contre la violence, cette barrière risque de céder, du fait de ceux qui sont chargés de la tenir. Ils en ont assez de faire des efforts ; le fait qu’ils soient prêts à lâcher, presque volontairement, et qui est la genèse même de la lâcheté, se perçoit dans leur campagne qui culpabilise Israël et l’accuse comme le font les groupes terroristes, presque dans les mêmes termes. Alors que des États arabes se montrent plus compréhensifs, et qu’Israël peut déjà jouer un rôle dans telle de leurs coalitions, contre un djihad omniprésent.
Les Juifs ont donc des épreuves difficiles à vivre. Est-ce de supporter l’antisémitisme, et de s’en déprimer, (surtout quand on n’a rien « reçu » d’autre que la peur d’être anéanti) ? Est-ce de s’angoisser du narratif médiatique qui, se cachant derrière la morale (on ne tue pas des femmes et des enfants), donne l’impression que « tout le monde » est antijuif et qu’« on est seuls » ? Il n’y aurait là rien de nouveau, et ce peuple a traversé des millénaires sous ces mêmes accusations. Or il n’est nullement établi que « tout le monde » soit antijuif ou cautionne ce narratif. L’épreuve serait plutôt une occasion, voire un défi, de retrouver des impulsions existentielles fondamentales où c’est dans le rapport au possible (à l’infini des possibles), et non dans le regard des autres que l’on trouve des points d’amour auxquels se raccrocher. D’autant que lorsque les autres vous regardent d’un sale œil, c’est souvent leur saleté intérieure qu’ils regardent, c’est leur malaise narcissique qu’ils exhibent et tentent en vain de projeter ; et si l’on se croit visé, c’est qu’on se met beaucoup trop dans la droite ligne de leur regard, en oubliant de voir l’Ailleurs.
Parasha ki tavo (Deutéronome 26,1 à 29,8)
On n’apprend rien de nouveau, mais les détails de ce qui se répète donnent quelques vues intéressantes.
Par exemple, lorsqu’il apporte les prémices de sa récolte en offrande au temple, le sujet devra dire le rappel de toute l'histoire: j'apporte les fruits de la terre où YHVH nous a menés, la terre qu'il nous a donnée après nous avoir fait sortir d'Égypte où nous étions esclaves et opprimés. Et faire une offrande, c’est au fond faire disparaître de chez soi des choses saintes : celui qui ne fait pas l'offrande, garde chez lui, par devers lui, des choses qui ne sont pas à lui, des choses dont la sainteté peut le détruire parce qu’elles ne sont pas à leur place. Faire une offrande, marquer d'une offrande le rapport à l’être, c'est opérer des déplacements dans le champ de son avoir, y inscrire des divisions, des séparations. Le fait de remettre les choses (saintes) à leur place, de les donner aux Lévites, s'accompagne aussi d'un appel précis, un appel au regard divin pour que, de loin, de son Lieu propre, il bénisse le peuple et la terre qu'il lui a donnée. Cet appel au regard de l'Autre montre aussi que donner, c'est mettre de l'altérité dans ce qu'on a. Du fait qu'il donne pour le rapport à l'Autre, le sujet inscrit dans ce qu'il possède, donc aussi dans sa jouissance, ce rapport à cet Autre.
C'est donc par ce rapport à l'être, en tant qu'Autre, que le peuple hébreu se distingue. C'est la supériorité d'une certaine Alliance qui est proclamée. L’appel à ce que ce peuple soit supérieur à tous les peuples en gloire et en nom , ne se réfère pas à une essence supérieure de ce peuple mais à son existence dans la relation à l’être (dans le langage de la Torah : dans l'accomplissement des appels divins ). C'est donc une supériorité qui est toujours à établir, et qui n'exprimerait que la supériorité d'un certain rapport à l'être au regard de l'idolâtrie, ou d'autres rapports de soumission totale à une identité cadrée, qui ignorent l’être en tant qu’infini des possibles et lieu d'ancrage d’une épreuve existentielle.
Autre exigence : inscrire sur la chaulée qui symbolise la terre préparée ; dès qu'ils traversent le Jourdain, ils doivent écrire toutes les paroles de la Torah sur des pierres. Façon de dire que cette écriture de la Parole conditionne l'entrée dans cette terre ; seule l'inscription des paroles de l'Autre peut donner chance à sa promesse originelle de s'accomplir. La promesse aux ancêtres est un appel originel, et pour qu'il soit envisageable qu'elle s'accomplisse, il faut l'inscrire, dès qu'on a mis le pied sur le lieu de la promesse; dès qu'on a franchi la frontière, laissant derrière soi l'esclavage et l'errance, c'est-à-dire l'immaturité infantile.
Alors donc, si le peuple écoute et inscrit, il jouit de la supériorité de l'alliance avec l’être, dans l'acte de la transmettre et de la maintenir. Sinon, il se retrouve de plus en plus bas. Et c’est le sens des malédictions qui occupent une grande place dans ce texte ; quatre fois plus que les paroles qui le bénissent s’il écoute. Si le peuple écoute, ça ira bien pour lui dans tout ce qu'il entreprend, et s’il n’écoute pas, s'il trahit l’alliance, il vivra des catastrophes jusqu'à peut-être disparaître de sa terre.
On croirait que le texte martèle une double implication : si tu fais bien, tu iras bien, sinon tu iras mal. C'est moins simple. D'abord, il ne dit pas : si tu vas mal c'est que tu as mal fait ; ni : si tu vas bien c'est que tu as bien fait. Cela laisse donc une certaine place à l'inconscient et au hasard. Mais même cette double implication (si tu fais bien, etc.) ne peut pas, et n'a pas été prise à la lettre, sauf par des esprits fermés. Beaucoup l'ont bien senti : si elle était vraie, le destin du peuple serait totalement entre ses mains. Et c'est inexact, l’histoire de Job, et ce que j'ai appelé l'effet Job, si courant dans la vie, sont là pour le prouver : on peut être impeccable, vivre selon la juste loi, et subir des catastrophes.
Ce que dit le texte est plus subtil qu'on ne croit. Si tu n'écoutes pas, en profondeur, les paroles de l'alliance, voilà à quoi tu t'exposes ; cela ne veut pas dire que ça t'arrivera sûrement : tu as droit à une part d' indéterminé, mais saches que tu entres alors dans un champ où le malheur est inscrit, même si tu l’évites. Il n'y a pas une parfaite dichotomie entre d'un côté le bien et le bien agir, et de l’autre, le mal et le mal agir. Autrement dit, le refus d'écouter la parole de l’être te met en danger. Et le texte fait la liste de tous les dangers possibles.
Il y a aussi un autre sens : le texte s'adresse au peuple comme à une personne, au singulier. Façon de dire : si tu fais mal comme un seul homme, alors chaque élément du peuple, même s’il n'a pas mal fait, sera atteint, par sa dépendance à la masse qui agit mal.
Des moralistes moralisent parfois gravement en parlant du mystère du mal. Il n'y a rien là de mystérieux : le mal est la chose la plus naturelle du monde ; chacun sait ce que c'est qu'avoir mal ; eh bien, faire le mal, c'est faire en sorte que l'autre ait mal ; l’autre ou l’Autre. (Là-dessus, je vous renvoie à mon livre Le racisme une haine identitaire, chapitre : Quelle place pour le mal ? J’y aborde la vieille question de savoir pourquoi ceux qui font mal réussissent un certain temps, et ceux qui font plutôt bien échouent tout un temps.) Ici, on s'intéresse au fait que les gens ayant mal fait, c'est-à-dire ayant fait mal aux autres, notamment par leur loi narcissique d’injustice et d'abus, reçoivent en retour ce mal décuplé. Le texte dit au fond qu'il y a un effet boomerang. Il y a un éternel retour du mal et du bien, selon des orbites que nul ne peut maîtriser (sinon, cela ferait encore plus mal) ; et c'est une rude tâche de se décaler de l'orbite.
L’alternance de paroles qui bénissent et de paroles qui maudissent signifie que d'entrée de jeu, dès qu'on met les pieds sur la terre promise, sur l'avoir lieu de la promesse, l'ambivalence prédomine, l'ambiguïté, l’indétermination. Il y aura les deux ; le divin bénit et maudit, il crée le bien et le mal (Isaïe 45).
La bénédiction, en cas d'écoute, se formule : l’être ouvrira son bon trésor, enverra la pluie en son temps, etc., et fera réussir tout ce que tu entreprends de tes mains. Le trésor en question est dans le ciel ; et si le ciel est, comme nous l'avons dit, un entre-deux-limites, on voit où se retrouve le trésor à chercher : dans le dépassement d'une limite mais face à une autre limite.
En juxtaposant ce qui bénit et ce qui maudit, le texte ne fait qu'expliciter les deux aspects de l'Hypothèse fondatrice du peuple juif, (voir là-dessus De L'identité à L'existence), à savoir : il y a pour nous de l'amour dans l’être, et on aura de gros ennuis. Notamment, la distinction positive peut s'inverser, sous le coup des nations, ou de l'Autre qui les prend pour instrument, comme moyen d'exprimer sa « fureur » ; vous serez objet de stupeur pour les peuples.
La précision si concrète de ces malheurs (tu auras des enfants mais ils seront emmenés captifs ; tu seras vendu comme esclave et il n’y aura pas d'acheteur, etc.) suggère, encore une fois, que ce texte est tardif.
On y trouve des notations assez troublantes : l'étranger qui est chez toi s'élèvera de plus en plus au-dessus de toi, et toi tu descendras de plus en plus bas (28, 43). Autrement dit, si tu fais mal, l'accueil même de l'étranger qui devait être la qualité sera ta perte. Ou encore : (une nation) mettra le siège devant tes portes jusqu'à ce que tombent toutes les murailles où tu mets ta confiance. Cette nation étrangère est toujours un Empire du Nord. Le texte a dû s’écrire dans le rappel de la chute de Samarie, et l’approche de la chute de Jérusalem.
Il n'y a pas d’inconvénient à supposer qu’il est tardif. Et c’est plutôt audacieux de l'avoir intégré dans le corpus biblique, en l’imputant à Moïse pour signifier qu'il est dans la stricte continuité de sa Torah, c'est-à-dire des quatre livres précédents, dont il est la reprise, comme le reconnaît la tradition (qui en fait un Mishné Torah, une doublure de la Torah, une re-prise). Elle est sans doute moins subtile dans son agencement dramatique que la Torah elle-même, parce qu'elle est plus tendue : les scribes ont clairement vécu de grands malheurs, et ils voient venir le naufrage final. D'où l'insistance presque jubilatoire sur les détails des menaces, sur des horreurs qui seraient déjà arrivées et sur le point de revenir (puisque deux royaumes devaient disparaître, Israël et Juda). Les scribes veulent pouvoir dire : de ça aussi on vous avait prévenu si vous n’écoutiez pas, et vous n'avez pas écouté !
Intégrer ce livre dans la Torah est très fort du point de vue littéraire. C'est un peu comme Shakespeare qui intègre un événement à l'interprétation d'un rêve, qui était en cours pendant que l'événement arrivait. Façon de dire que le texte s'écrit aussi avec la vie pendant qu'elle se passe ; qu’il est dans la texture même de la vie.
Nous avons souvent constaté que la malédiction ne fait que dire l’état de choses ; par exemple : tu ne croiras pas dans ta vie (28, 66) ; or, c'est justement de ne pas croire dans ta vie, qui t’aura mené là ; c’est de ne pas aimer ta vie telle qu'elle peut s'inscrire dans la vie, dans la loi de vie, c'est de ne pas aimer la vie au regard de l’être, qui fait que tu auras une vie en laquelle tu ne croiras pas ; c’est le sujet lui-même qui se rend la vie détestable. Point n’est besoin d’une malédiction extérieure. Ajoutons que ne pas croire dans sa vie est un malheur plus courant qu'on ne pense ; beaucoup s'agitent puis s'étonnent de voir que leur motivation, ou leur désir profond, ils n'ont pas de contact avec ; il leur faut un gros effort pour se le remémorer.
En outre, l'étalage des catastrophes peut paraître impressionnant, mais il exprime une évidence : si tu en arrives là, c'est qu'il y aura eu un échec. Il n'est pas dit que cet échec te soit complètement imputable. S’il y a eu la Shoah, c'est que quelque chose d'essentiel a craqué ; sans qu'on puisse l'imputer aux Juifs eux-mêmes comme l'ont fait des religieux orthodoxes ; mais ils ont été partie prenante d'un jeu plus global où quelque chose d’essentiel a échoué, comme un bateau qui s'échoue sur un rocher et qui coule ; un Titanic mental, en somme.
En conclusion, il y a ce verset étonnant (29,3) :
YHVH ne vous a pas encore donné jusqu'à ce jour un cœur pour connaître, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Est-ce à dire qu'il n'a pas d'illusion sur la qualité intrinsèque du peuple ? On le sait, c'est l'amour de lettre et son alliance qui sont à promouvoir ; le cœur, les yeux, et les oreilles doivent s'acquérir au fil de l'épreuve, dont l'enjeu est de s'établir sur une terre, d’y exister en vérité, plutôt que d’errer dans le désert en recevant la becquée miraculeuse.
12 septembre 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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