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Le chapitre 16 est consacré au rite de purification du temple et d'expiation pour le prêtre et pour le peuple, rite qui se révèle à la fin du chapitre être celui de Kippour. C'est en conclusion du chapitre qu'on apprend que ce sera un jour solennel par an, au septième mois, le 10e jour que : « vous mortifierez vos personnes et ne ferez aucun travail… Car en ce jour il y aura propitiation pour vous afin de vous purifier de tous vos péchés, devant YHVH vous vous serez purifiés ». Cette phrase scande depuis des siècles le rituel du Kippour, où l'on a retenu essentiellement le jeûne (mortification) et la prière la veille et tout le lendemain.
L'idée que la prière, et le récit du rituel originaire, remplacent celui-ci est une idée qui va loin : le récit où l'on s'implique corporellement remplace l'événement qu'il raconte, surtout quand cet événement est lui-même symbole d'une situation, celle où l'on essaye de se dégager de ses ratages, fautes, manquements envers soi-même et envers l'être dont on est une partie. Un pas de plus, et on touche à l'essence de la littérature : la fiction peut mettre en jeu la vérité de l'être en manque, alors même qu'elle ne fait que raconter, et non pas reproduire à l'identique une réalité qui de toute façon lui échappe, mais en captant avec des mots, dans le réseau qu'ils forment, ce qui déjà était en jeu dans telle situation critique.
Mais venons-en au trait spécifique de ce rituel originaire. Outre les deux sacrifices, expiation et holocauste pour le prêtre et pour le peuple, il y a le fameux rite du bouc-émissaire : on tire au sort entre les deux boucs apportés pour l'expiation du peuple, l'un sera à sacrifier et l'autre portera les fautes du peuple vers une contrée solitaire, où il sera lâché, vivant, dans le désert ; le prêtre ayant placé ses deux mains sur la tête de ce bouc pour y transférer les fautes de tout le peuple.
C'est la Torah qui a inventé ce rite du bouc-émissaire ; et l’on sait qu'au cours de l'histoire, c'est le peuple de la Torah, le peuple juif, qu'on a pris pour bouc-émissaire, au sens strict de lui faire porter les ratages et les manquements du groupe ambiant et ensuite le rejeter, l'envoyer au diable ; ce « diable » pouvant être un ghetto réel, une exclusion, ou un camp d'extermination. Il y a là une logique du retournement, typique des actes antijuifs depuis des millénaires : une façon qu'ont eu les peuples, ou plutôt leurs élites religieuses, politiques ou pensantes, de s'approprier des rites inventés par les Hébreux en les retournant sur les Hébreux comme pour se débarrasser de l'origine même de ces rites, et de ce qu'ils rappellent ; à savoir le manque à être intrinsèque aux personnes et aux peuples, la déficience incontournable, la castration qui fait renoncer à tout avoir ou à être le tout. Exemple emblématique : l'accusation de meurtre sur les enfants chrétiens lors de la Paque. La Paque, invention biblique s'il en est, commémore la sortie de l'esclavage sous le signe d'un sacrifice qui épargne les aînés. Autrement dit, les hébreux ont mis leur fête inaugurale, celle qui marque le début de leur devenir peuple, sous le signe d'un sacrifice qui épargne les enfants aînés. Et c'est justement l'accusation que leur retourne l'acte pervers inspiré par la vindicte antijuive : les juifs veulent le sacrifice des enfants, ceux des autres bien-sûr. Ont-ils été martyrisés ou exterminés dans les camps nazis ? Eh bien, ce sont les rescapés mêmes de ces camps, les victimes de la rage antijuive la plus folle, ce sont eux qui deviennent les bourreaux du peuple palestinien, avec une nette prédilection pour le meurtre des enfants (et on comprend qu’il y ait des Mohammed Mérah…); alors que c'est leur retour sur leur terre ancestrale et l'existence de leur souveraineté qui semblent inacceptables par ceux dont l'identité se définit pour ainsi dire, par le rejet radical de toute souveraineté juive.
Cette tendance au retournement a des causes précises ( j'ai théorisé la chose plus cliniquement dans mon livre Perversions). Le rapport au peuple juif, chez ceux qui supportent mal son existence, est fondé sur une négation particulière qui s'appelle le démenti ou le déni (Verleugnung, c'est le terme introduit par Freud, quand il parle du déni de la castration féminine chez le fétichiste, qui ne supporte pas la béance du sexe maternel). Démenti de quoi, s'agissant du peuple juif ? Démenti de ce que j'appelle son hypothèse fondatrice, à savoir : il y a pour nous de l'amour dans l'être (en termes religieux : Dieu nous aime, même s'il nous inflige aussi de dures corrections). Pour ceux qui ne supportent pas cet amour de l'être et sa transmission qui ne cessent de faire exister ce peuple, il s'agit donc de le démentir, en essayant d’arrêter ce peuple, de le déloger de cette position symbolique, de le mettre aussi bas que possible dans les faits, ou en paroles si les faits résistent. De sorte que tout acte inspiré par la vindicte antijuive a forcément un caractère de déni, de démenti. (Il arrive même, aujourd'hui où être antisémite n'est pas bien vu officiellement, que l'on commette des actes antijuifs en niant qu'ils le soient. Il est même exigé de nier que des textes fondateurs musulmans soient antijuifs ; et prétendre le contraire peut même vous faire qualifier de raciste ou de xénophobe.) Contre toute cette tendance qui fonde un certain conformisme européen, la riposte principale c'est d'exister, de façon plus intense, plus brillante, plus ouverte, plus apte au partage avec les autres des richesses de cette transmission.
Cela dit, le retournement lui-même se retourne : plus ils « tapent » sur l'existence de ce peuple, plus ils la renforcent ; plus ils ont besoin de taper dessus, plus ils le font exister. L'histoire du conflit au Proche-Orient est là-dessus éloquente : Israël s'est renforcé de la série des refus arabes de reconnaître son existence ; et déjà au départ, il a pris des forces dans l'anéantissement partiel qu'a connu le peuple juif pendant la guerre. Dire que le retournement se retourne, c'est dire simplement qu'il est continuel, comme un manège incessant, qu'il faut savoir intégrer à l'existence.
Le chapitre 17 concerne l'interdit de faire des sacrifices en dehors du temple. Interdit de se fabriquer son petit temple personnel pour contacter le divin à sa guise. Comme d'habitude, la sanction ne fait que reformuler la faute : celui qui fait cela, qui fait donc un sacrifice sans l'apporter à l'entrée du sanctuaire, celui-là est exclu de son peuple. C'est à vrai dire le constat d'une réalité : ce sujet s'est lui-même exclu en se faisant son petit temple à lui. Façon de dire que cette transmission symbolique qui accompagne constamment l'existence de ce peuple et qui, en un sens, la refonde sans cesse, cette transmission ne peut pas se faire en solitaire, sans référence aux autres, et sans référence au lieu qui fonctionne pour les autres comme lieu de rendez-vous avec l'être divin, ou du moins avec son nom, son appel, ses rappels etc.
Le chapitre 18 est consacré aux interdits sexuels, et c'est un véritable tour d'horizon des rapports incestueux ou incestuels, en vue de les interdire.
Ces interdits sont introduits par deux idées : ne reprenez pas les pratiques de l'Égypte d'où vous sortez, ni les pratiques de la terre de Canaan vers laquelle vous allez. Suivez les lois de YHVH, car par elles, l'homme peut vivre. Autrement dit, ce sont des lois qui transmettent de la vie. Sous le signe de ce rappel, on peut mieux comprendre l'interdit de l'inceste qui est formulé avec toutes ses conséquences, énoncées dès la première phrase, verset 6 : que nul d'entre vous n'approche de ses proches parents pour découvrir leur nudité ; je suis YHVH.
Aussitôt après cet énoncé général, vient le premier interdit : ne découvre pas la nudité de ton père et la nudité de ta mère, c'est ta mère, ne découvre pas sa nudité. L'énoncé est d'une simplicité biblique. S'il avait simplement dit : ne découvre pas la nudité de ta mère, car c’est ta mère, on en serait à une loi qui est là parce qu'elle est là, qui ne demande pas d'explication, « c'est comme ça », et c'est ce qui distinguerait les hommes des animaux. (Il n'empêche que des hommes très civilisés et intégrés dans les hautes sphères de la société se révèlent parfois incestueux, tout en présentant les caractères usuels de l' « humanité »). En mettant dans la même phrase l'interdit sur le père et sur la mère, et en privilégiant la référence à la mère, le texte signifie clairement : ne jouis pas du corps d'où tu viens ; et secondairement, ne touche pas à la nudité du père car elle est impliquée dans celle de la mère pour ta conception. Le texte pose donc fermement l'interdit d'une transmission régressive, où il y aurait des boucles qui repasseraient par l'origine ; la transmission est orientée vers l'avenir donc vers la sortie de là d'où l'on provient, c'est-à-dire de la mère. En ce sens, on peut dire que l'interdit de l'inceste est un acte de foi, foi dans l'être et dans l'avenir, plutôt qu'un acte motivé, raisonnable. (Beaucoup d'ethnologues ayant cherché en vain la raison de l'interdit de l'inceste n'ont pas pu faire mieux que de le poser comme fondement de la société. Or l'interdit de tuer est aussi fondamental : si l'on tuait les gens au coin des rues n'importe quand, il n'y aurait pas de société. Donc la trouvaille ethnologique, sur ce point, s'arrête net sur elle-même.) Il ne s'agit pas, dans cet interdit, de fétichiser la mère ou d'en faire un absolu ; ne dénude pas ta mère parce que ton père la dénudée ; c'est cela que signifie : c'est ta mère. Autrement dit, ne remonte pas vers ton origine charnelle pour y placer ta jouissance. (Ceux qui veulent à tout prix connaître le donneur de sperme qui a servi à leurs parents, couple stérile, pour les concevoir, pourraient y réfléchir, à ce besoin de remonter à l'origine charnelle pour mieux la « connaître », et que rien n'en échappe).
La plupart des interdits qui s'ensuivent sur les proches parents proviennent de celui-ci par contagion. Par exemple : ne touche pas à la femme de ton père, (même si elle n'est pas ta mère) car c'est la nudité de ton père, laquelle a touché la nudité de ta mère ; etc. Il s'agit d'exclure tout ce qui accomplit ou qui rappelle le retour au corps maternel dans son intimité. Même quand c'est lointain : ne découvre pas la nudité de la sœur de ton père, ni de la femme du frère de ton père, ni de la femme de ton frère, pour la même raison transitive.
Ce chapitre 18 s'offre donc un vrai balayage des rapports interdits, tous réductibles à l'interdit sur la mère.
Dans la foulée, il énonce d'autres interdits sexuels qui ne s'y ramènent pas. Par exemple, ne pas coucher avec une femme et avec sa sœur pour ne pas créer de rivalité ; ne pas s'accoupler avec un animal ; ne pas sacrifier un de ses enfants en offrande à Moloch. Et le fameux interdit : ne pas coucher avec un homme comme avec une femme. Là encore, la formulation est complexe. Le texte aurait pu dire : un homme ne doit pas coucher avec un homme. S'il évoque la femme, c'est qu'il ne veut pas qu'un homme joue le rôle d'une femme, ou passe pour une femme dans le rapport sexuel. C'est donc l'abolition d'une différence que le texte veut combattre. Cela peut déplaire à ceux qui aujourd'hui confondent l'égalité et l'effacement de la différence, notamment de celle qui est fondatrice de la transmission humaine. Mais le texte voit plus loin.
10 avril 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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Quoi de plus singulier que cette coutume, certes millénaire, de manger du pain azyme pendant sept jours et de faire deux soirées pour raconter que nos ancêtres hébreux (et non gaulois) sont sortis d'Égypte où ils étaient esclaves ? et pour, comme eux, manger de l'agneau, eux qui en ont sacrifié un pour être sauvés. On mange aussi des herbes amères (en fait, de la bonne salade romaine) pour se rappeler leur amertume, etc. Tout cela en lisant, deux soirs de suite, un texte qui raconte, non pas cette sortie (fort bien narrée dans la Bible), mais comment des rabbins d'autrefois discutaient de cette sortie.
(Le christianisme aussi fête la Pâque, pour commémorer la mort de Jésus et sa résurrection ; et comme Jésus est supposé s'être sacrifié pour sauver tous les hommes de leurs péchés, et que sa résurrection est la preuve de son caractère divin, cela sonne plus universel, du moins pour ceux qui y croient, et qui par cette croyance sont « sauvés »)
Les juifs qui célèbrent la Pâque (Pessah), pensent moins à leurs ancêtres sortis d'Égypte, qu’à la manière dont cette sortie marque l'origine de leur peuple, son point de départ, réel ou mythique (sans doute les deux). Des gestes sont faits pour se la rappeler, à croire que ses composantes sont toujours actuelles : de quelle servitude êtes-vous sortis cette année ? oui, celle qui vient de s'écouler depuis la Paque précédente. C’est que l'origine se décline dans sa transmission, d'une année sur l'autre, depuis des millénaires, à même l’existence de ce peuple.
Déjà cette leçon de globale n'est pas mince : c'est en sortant de l'esclavage qu'il s'est constitué comme peuple, libre et conquérant ; tout comme il y a moins d'un siècle, c'est en s'arrachant à la haine et à l'extermination qu'il s'est constitué un État souverain. Bien sûr, les risques d'esclavage et d'extermination sont toujours là, et le désir d'y échapper aussi, désir rappelé d'une année sur l'autre.
En somme, le vrai miracle de la Pâque, c'est sa transmission sous forme de récit, de questionnement, de gestes physiques qui rappellent des points d'ancrage, moins dans le temps chronologique que dans la trame de l'existence.
Donc, un peuple célèbre sa sortie de l'esclavage, et il est le "premier" à le faire. Il n'est pas dit que tous les peuples soient sortis de l'esclavage, il est probable qu'ils y sont tous, y compris le peuple juif, sous une forme ou une autre. On célèbre cette sortie « initiale » pour stimuler des sorties plus actuelles.
Et la métaphore mise en jeu est assez vaste et complexe ; elle évoque le sacrifice nécessaire pour sauver les premiers nés, donc pour se sauver en tant qu’on est soi-même un « premier né » ; c'est le cas, puisque chacun est unique.
Elle fait aussi émerger plusieurs idées :
1) L’esclavage de ce que-l’on-est exige qu’on se libère; ou du moins qu’on y pense ; ce qui implique un premier pas, souvent ardu; en attendant, on célèbre l'idée de "sortie" (celle de l'Egypte sert de pré-texte) ; le « texte » c'est (d’inscrire l’acte) de sortir un peu de ce qu'on est, à quoi l’on est très clairement asservi.
2) On se réjouit d'échapper à l'effacement que comportent ces deux épreuves : la servitude, même inconsciente en grande partie ; et la rupture du lien, c'est-à-dire l'absence de loi et de transmission.
3) On assume le mélange de misère et d'opulence (pain pauvre et agneau) avec des "herbes amères" qui peuvent rappeler à chacun l'amertume de ce-qu'il-est; le tout sous le signe d'un autre mélange, plus détonnant: la liberté et la loi.
Le sacrifice pour racheter le fait qu'on est « ainé » (qu’on était né), qu’on est sous le signe du commencement, est une idée assez claire : le sujet qui « commence » à vivre quelque chose, est exposé ; en tant que premier, à vivre cette part de sa vie; il lui faut "racheter" le risque ou même la perte en la déplaçant sur autre chose, par exemple sur l'animal. Que le premier soit en danger, chacun le sait; « le premier qui dit la vérité risque d'être exécuté », dit le poète. Ajoutons que ce peuple, qui se pose comme aîné, de par son acte fondateur, est exposé lui aussi; l'histoire ne l’a pas démenti. L’effet premier crée pour tout un chacun l’angoisse du commencement, voire de la création. (Cette angoisse a dû poser problème à beaucoup de gens frustes, qui n’ont pas eu de quoi la symboliser : ainsi, dans l’Europe chrétienne, jusqu'au XXème siècle, on a accusé les Juifs de faire ce sacrifice de la Pâque sur les enfants chrétiens ; variante de l’accusation : ils ont sacrifié Jésus ; or ils ont sacrifié l’agneau ; mais on nomma Jésus « agneau mystique » pour maintenir l'accusation ; c'est tout récemment qu'on commence à admettre que ce sont les Romains qui ont tué Jésus)
La Pâque est une pantomime parlante qui a beau être "particulière", elle mobilise des repères communs à tous : servitude, liberté, loi, transfert du sacrifice le plus risqué, celui de l’humain. La Pâque est bien sûr liée à la scène Abraham-Isaac, où l'angoisse et la mort se dissipent au dernier moment, après qu’on les a subies. Par toutes ces pointes de l’existence, l’être humain rejoint l’être juif qui s’est chargé de les porter, ou de les symboliser ; il s'en est chargé, non pas pour « faire du bien » aux autres, mais pour soutenir son existence ; en quoi elle est singulièrement universelle. Elle va droit vers l'universel amour de la liberté, sans impliquer de croyance particulière, sinon la simple confiance dans l'infinie richesse de l’être et de la vie.
Certes, tous ces thèmes ne passent pas consciemment. Beaucoup font la Paque pour mémoire, pour "garder la tradition". Mais cette Passover passe à travers eux, et lance aux jeunes générations ses questions béantes, et sa charge symbolique.
Le "miracle" est un signe, un point de grâce, mais son récit qui se transmet, devient lui-même un miracle qui enrichit les signes de grâce, les points d'amour disponibles. Chaque année ceux qui évoquent la Pâque évoquent les précédentes, remontent le temps comme ils peuvent, jusqu'au premier récit, et non au premier acte, dont on ne garde que l'idée de départ, et l'appel à en faire une histoire, une "sortie". Faire (le récit de) la Pâque tient lieu de Sortie.
Ce qu'il y a à invoquer n'est qu'une invocation, un rappel de quelque chose dont il ne reste que cet appel, offert à ceux qui peuvent l'entendre. On convoque des intensités d'appels, des "souffles" qui" parcourent le monde", dont le jeu même est inconscient, et l’on se passe le désir que ce jeu soit favorable.
Ceux qui disent que cette Sortie n'a pas eu lieu "en réalité", sont aussi naïfs que ceux qui disent, à propos du Serpent qui a séduit Eve: " A-t-on vu un serpent parler?" Or ce serpent de la jalousie continue toujours de parler, en pleine réalité. Et la sortie, si on en parle, reste parlante pour quiconque a du mal à « sortir », à faire le pas, à marquer le saut de l'esclavage à l'être-libre; l'esclavage de ce-que-l'on-est, quoi que l'on soit. (Signifiant du saut: pessah, la Paque.)
On pose que ce-qui-est doit s'ouvrir sur l’être qui le porte et le dépasse.
09 avril 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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Le 12 février 2014, Julia Kristeva, invitée à parler à mon séminaire de Psychanalyse éthique (Dictionnaire vivant), à parler de ce qu'elle voulait, autour de certains mots comme naissance, psychanalyse, pulsion de vie et de mort, etc., a rappelé les mythes freudiens de la scène primitive et du meurtre du père de la horde. Puis elle a centré son propos sur une sorte de thèse : il y a un homo-érotisme fondamental et premier, fondé sur l'amour du semblable; et l'humanité a mis « très longtemps » à accéder à l'hétéro-érotisme, à l'érotisme entre un homme et une femme. J'ai posé la question : pendant que l’humanité s'adonnait à l'homo-érotisme, et qu'elle s'avançait durant des siècles, voire des millénaires vers l'hétéro-érotisme, que faisait-elle sinon se reproduire par des rapports sexuels « hétéros » ? Réponse : oui, ça copulait, ça baisait, mais sans érotisme. Nouvelle question alors, restée sans réponse : comment le savez-vous ? Comment sait-on que lorsque les hommes et les femmes copulaient et se reproduisaient sur un mode instinctif, non élaboré par une « longue évolution », ils ne jouissaient pas ? Ils ne se léchaient pas, ne se caressaient pas, n'avaient pas de zones érogènes ? n'avaient pas de « véritable » érotisme de la différence sexuelle ?...
On peut comprendre la passion qu'avait Freud de déduire l'histoire de l'humanité, sous forme de mythes, à partir de l'histoire des patients et de leurs fantasmes. J'ai défini le mythe comme un fantasme célébré par un grand nombre de personnes. Et les mythes freudiens sont des fantasmes repérés ou vécus par lui, puis célébrés par l'ensemble de ses disciples et de leurs descendants. Pourquoi pas ? De là à prendre ces choses pour des repères incontournables, il y a un pas qu'on n'est pas obligé de faire. J'ajoute que la clinique, malgré certaines hypothèses de Ferenczi, ne révèle pas vraiment une primauté de l'homo-érotisme chez le tout petit masculin. Le temps qu'il découvre son « semblable » en étant avec d’autres petits garçons, son lien « érotique » à sa mère s'est déjà fortement inscrit. Nous apprenons aussi, par la clinique, bien d'autres choses sur la genèse de l'homosexualité, masculine ou féminine ; mais peu importe ici.
Il semble que cette "thèse" de Kristeva était plutôt destinée à conforter son adhésion à la loi du mariage homo. Mais cette loi avait-elle besoin d'un argument supplémentaire aussi douteux? Le "débat" qui l'a précédée a déjà été faussé par la confusion entre différence sexuelle et égalité des sexes; différence des couples et égalité des couples; signifiants transmissifs (comme père, mère, mari-femme) et mots quelconques qui changent de sens avec le temps, etc. J'ai abordé ces questions dans des textes antérieurs1 et je n'y reviens pas. D'où vient donc cette promotion soudaine d'un homo-érotisme « premier », fondé sur l'amour du semblable, si on laisse de côté l'opportunisme politique ? (Encore qu’être l’égérie d’une « mouvance » de l’homosexualité « fondatrice » soit tentant, dans un pays où la peur est grande de passer pour homophobe2.
Cet homo-érotisme « premier » apparaît comme une résurgence insistante de l'optique chrétienne, souvent revendiquée par Krist-éva (quand elle décline ainsi son nom, comme ce fut le cas) ; optique qui appelle à aimer son semblable comme soi-même. Cet amour narcissique inclut aussi l'identification au Christ (avec un problème au passage pour les femmes, qui certes se résout mais qui n'est pas évident). C'est bien sûr une distorsion de la vieille phrase biblique : tu aimeras pour ton prochain comme (pour) toi-même. Ce qui est tout autre chose : il y a toi, ton prochain (plutôt que ton semblable), et il y a l'événement qui arrive, dont tu ne dois pas garder pour toi le meilleur, en poussant le pire vers l’autre. Dans cette scène à trois (et même à quatre si l'on ajoute l’être au "regard" duquel cela se passe), il s'agit de te mettre à la place du prochain par la pensée, tout en gardant la tienne. Il est donc question de partage (partage de soi, et partage avec l'autre), plutôt que d'identification.
Pour le reste, la transmission symbolique, dans certaines traditions, témoigne d'une homosexualité entre maître et disciple ; mais elle est construite et sublimée, plutôt que première ou originelle.
Quant à parler de l'homosexualité plus ou moins refoulé ce qui existe chez la plupart, qui se sont structurés à travers ce refoulement, elle semble être une des deux alternatives que le sujet a écartée, plutôt qu’une donnée initiale ou fondatrice. (On a souvent confondu la crainte du sujet de voir craquer ce refoulement, avec la peur - la "phobie" - qu'il aurait de l'autre-homosexuel. Et l'on a traité beaucoup de gens d'homophobes, alors qu'ils ont une peur légitime de leur homosexualité refoulée, et non une peur, encore moins une haine envers les homosexuels.)
Ajoutons que c'est sur la base de l'homo-érotisme, dans son implication biologique, que des couples homosexuels veulent fonder famille en exigeant que ce soit avec leurs gamètes, pour que la filiation soit "réelle", puisqu’en tant qu'homosexuels ils ne peuvent pas en principe engendrer, mais que grâce à la technique ils le pourront, en réduisant l'autre-sexe, c’est-à-dire à l’autre de la différence sexuelle, à un sperme, un ovocyte ou un ventre. (L'État était prêt à faire passer une loi pour rendre la chose possible ; mais apeuré par la pression des adversaires, il a retiré le projet. Tout comme, apeuré par la pression du taxis, il a sanctionné les voitures avec chauffeur, en attendant la prochaine pression.
Dans son texte, Kristeva part de l'idée freudienne bien connue qu'on est tous bisexuels ; chacun, à un certain carrefour de sa vie, fait un choix d'objet qui le détermine; et la plupart font le choix du sexe opposé, tout en gardant des traces homosexuelles refoulées ; certains, beaucoup plus rares, font le choix du même sexe ; d'autres ne choisissent pas, avec des intensités variables, etc. Mais comme pour mettre une marque originale sur cette idée trop banale, elle pose que nous sommes tous d'abord homosexuels. On se demande ce qui s'est passé depuis Freud pour justifier ce coup de force théorique. Certes, on peut contrôler les naissances, et couple stérile peut recourir à un don de gamètes ou d'embryon3. Mais Kristeva veut grossir les signes de "bouleversement" : « Mutation de la filiation imposée par l'essor des sciences et des techniques ». Or la science n'a rien "imposé", elle a seulement permis aux couples stériles de procréer. De là à considérer un couple de femmes ou d'hommes comme un couple stérile, il y a un passage discutable, où la science, en principe, ne fait pas de pression. Elle permet à ces couples homos de faire l'économie du geste impensable par eux, ou trop affreux : copuler avec l'autre sexe (faire l'amour, comme on dit) pour avoir un enfant. Elle le permet si la loi le lui demande ; sinon, ces couples s'arrangent toujours, vu que la terre est vaste, pour réaliser leurs désirs.
L'auteur ajoute : « la maitrise de la fertilité féminine conduit nécessairement (...) au contrôle des naissances, à la PMA, la GPA, la congélation des embryons et des ovules, et ce n'est pas fini ». On semble ainsi accumuler des nouveautés alors que toutes se ramènent à la PMA pour des couples handicapés. D'où ce coup de tambour : « Impossible de freiner ou d'empêcher les révolutions qui se jouent dans des laboratoires sans frontières. » Et on glisse de « la famille décomposée, recomposée, monoparentale » (autrement dit des gens qui divorcent, se remarient ou vivent seuls avec leurs enfants) à « la famille maintenant gay ». Il y a des gens qui divorcent, il y en a qui se remarient ou qui vivent seuls avec leurs enfants, il y a des couples homos. Cette révélation devient "la famille (est) maintenant gay", donc des familles homos parentales, sans doute pour nous "forcer" à poser les grandes questions : " Sait-on ce qui se joue quand on se dit parent ?" Sur ce grave problème, beaucoup de familles vont sécher. Du reste, faut-il absolument tout en savoir ?
Ici, un mot sur le style du texte; étonnant, car beaucoup de mots sont conceptualisés, et lorsqu'ils s'entrechoquent, c'est toute la pensée qui s'effrite car ils s'encombrent et se contredisent. Les mots du langage courant ont le droit de s'entrechoquer, c'est ce qui anime la phrase, mais quand ce sont des concepts, c'est le sens qui vacille et devient inconsistant. Par exemple, le tiers devient ici la tiercité, le désir devient la désirance, l'univers même, comme s'il n'était pas assez varié, devient le plurivers ; l'origine devient l'origyne, psychisation du génital pour dire que le génital a sa dimension psychique.
Le tout recouvre une pensée contradictoire; par exemple, l'effort pour renforcer l'aspect "premier" de l'homo-érotisme fait dire que c'est cet aspect qui donne consistance à la société. Du coup, on en déduit que l'humanité est née d'emblée sociale puisque cet aspect est premier. Mais cela ne n'explique pas la genèse des sociétés, puisqu'on la suppose première. Si l'on veut nous faire comprendre l'histoire de l'humanité et son évolution, c'est un peu raté, si ce qu'on démontre est posé au départ, et posé pour pouvoir le démontré.
En fait, on nous propose de "remonter le temps de l'espèce humaine", sans autre nouveauté que celle du mythe freudien enrichi de la PMA, et de l'apport ethnologique où on pose implicitement que si une situation existe, c'est qu'elle peut servir de modèle.
Kristeva entérine d'emblée deux camps opposés, qu'elle appelle les anciens et les modernes ; les premiers étant ceux qui tiennent à une transmission symbolique liée à la différence sexuelle fécondante; les autres seraient ceux qui promeuvent l'homosexualité fondatrice ; négligeant l'entre-deux primordial de la parentalité : un homme et une femme donnent naissance à un enfant ; masculin et féminin s'entremêlent pour transmettre du vivant symbolisable grâce à cette transmission.
Après quoi, elle lit l'histoire passée à la lumière de l'histoire présente et de la lecture qu'elle en fait) qui repose sur l'existence d'une « mutation de la filiation imposée par l'essor des sciences et des techniques ».
Dire que l'hétérosexualité est une psychisation de la génitalité et de la différence sexuelle, c'est dire "qu'avant", ils copulaient, sans psychisme, comme des écervelés. On ne sait pas exactement vers quelle date intervient la psychisation. On aurait cru qu'elle était intrinsèque à l'humain, qu'elle évoluait et se complexifiait. Mais non, il y a "psychisation" quand le mythe freudien est célébré : le Père se réservait se réservait les femmes, les fils le tuent, la culpabilité les amène à instaurer la loi. Le mythe vaut ce qu'il vaut mais dans la version relookée, c'est "parce que les frères frustrés (de quoi ? de rapports sexuels hétéro ?) tuent le père de la horde" que se produit un moment capital, un déplacement de " la désirance du mâle géniteur en attraction-séduction adressée à l'autre soi-même, mon frère, mon semblable". Reste à expliquer pourquoi, frustrés de femmes par le père, ai point de le tuer, ils se retrouvent soudain homo; la frustration du désir pour les femmes s'évanouit par miracle une fois l'obstacle disparu. Au lieu de se jeter sur les femmes séquestrées par le père, ils se jettent les uns sur les autres et se découvrent semblables sur un mode qui les érotise. Ainsi le veut l'homosexualité fondatrice. Kristeva tient à donner des preuves de plus : « Jésus rejoint son père » (l'Évangile ne dit pas qu'il le rejoint au lit ; mais pour elle c'est une preuve de l'homosexualité). Et les fidèles consomment le Père dans l'eucharistie (le fait qu'ils consomment le pain et le vin symboles du corps et du sang de Jésus c'est-à-dire de son sacrifice et donc directement assimilé à un acte homosexuel. Mais qu'en est-il pour les femmes ?)
Elle tient à la caution des religions pour cette homo érotisme : les monothéismes « retiennent et célèbrent cet homo érotisme : Abraham est dans un rapport homo érotique à Isaac parce qu'il ne l'a pas "consumé" ».
L'illogisme se poursuit: l'homo-érotisme des frères « parvient à triompher sur le désir du père» ; sur le désir du père pour les femmes, et sur leur désir à eux pour le père.
Est aussi convoqué Levi Strauss parce qu'il a découvert "une logique fondamentale des sociétés matri-linéaires et patri-linéaires: les hommes échangent des femmes". En fait cela signifie qu'ils font des alliances autours de cet acte majeur qui est de donner sa fille en mariage au futur allié ou pour celui-ci de prendre femme chez l'autre qu'il veut s'allier. Coutume qui s'est prolongée tardivement (Napoléon épouse la princesse d'Autriche pour calmer le jeu avec ce pays mais sans grand succès). L'idée "d'échange" des femmes laisse supposer qu'elles sont des objets de valeur utilisés par les hommes. (Le fait qu'elles soient symboles de valeur maximale ne prouve pas qu'elles soient forcément instrumentées, mais bon.) L'échange prétendu essaye de dériver une part d'amour (celle qui se joue entre un homme et une femme) vers "l'amour" qui doit tendre la trame sociale. (Amour au sens minimal : désir de rapprochement, de lien ; cela n'implique ni l'affect passionné ni une pulsion sexuelle vorace.)
On a ainsi des frères dont chacun se constitue "en lui-même", et part alors chercher une femme. La fable continue: ils ont intériorisé les interdits du père mort notamment l'interdit de l'inceste. De quoi parle-t-on donc, des humains concrets tels que nous les observons ou bien de la préhistoire lointaine de l'humanité ? Car si l'on part de ce qui est observé, l'adolescent ou le jeune homme qui part à la recherche d'une femme a intégré en principe l'interdit de l'inceste qui marque précisément son désir érotique premier pour la mère; faute de quoi cet interdit n'aurait pas de sens. Mais on tient à nous mettre comme désir premier l'homo-érotisme en exploitant des remarques latérales de Freud qui dit que l'homosexualité constitue "la contribution de l'érotisme à l'amitié, la camaraderie, l'esprit de corps, l'amour de l'humain en général". Remarque plutôt banale pour dire que les groupes d'hommes subliment comme ils peuvent la part homosexuelle refoulée dans chacun ; part que, encore une fois, il n'y a pas à nier, sinon dans son caractère premier et fondateur.
La clinique montre que lorsqu'un homme fait un choix homosexuel c'est très souvent faute d'une transmission par le père du symbole phallique ; outre les cas où le garçon a été plus violemment révolté contre le père parce qu'il aurait "abusé" de la mère. Pour les femmes le plus souvent le choix homosexuel témoigne d'une séparation impossible d'avec la mère. Dans tous les cas il s'agit de "choix" qui s'opèrent dans le cadre du triangle familial, et qui sans doute privilégie une composante homosexuelle déjà présente ; mais qui, dans les autres cas se retrouve refoulée.
Le petit délire théorique se poursuit: "la famille n'a pas d'autre choix que de dénier la génitalité". La preuve: "l'église condamnait la concupiscence". Est-ce à dire qu'il n'y a pas de pulsions et de concupiscence dans l'homosexualité ? On sait en outre que cette malédiction sur la chaire lancée par Paul n'est nullement présente dans d'autres identités ou religions. Il ne faut pas confondre la jouissance légitime des corps avec le fait de détruire la loi lorsqu'on est mû par la pulsion (auquel cas cette forme de narcissisme s'appelle idolâtrie dans la Bible).
"Il a fallu des millénaires pour que la famille comme alliance entre deux personnes de sexe différent puisse être pensée et revendiquée". En fait, elle ne cesse d'être pensée et repensée ; revendiquée ou non, ce qui est sûr c'est que son noyau est hétéro-érotique, même s'il s'agit d'un mariage arrangé ou d'une "alliance" d'intérêts. (Et de quels millénaires nous parle-t-on ? Paléolithique ? Néolithique? Il y avait déjà des familles...) Quant à mettre sur le même plan le Cantique des cantiques, la littérature courtoise, l'amour platonicien, la littérature de "l'occident chrétien amoureux, libertin, moderne et post-moderne" il y a un certain abus. Le texte du Cantique est érotique d'un bout à l'autre et on n'y voit bizarrement aucune trace d'homo-érotisme. (Alors que la Bible ne se gêne pas pour parler d'onanisme, d'inceste, d'attirance homosexuelle. Voir David et Jonathan.) Et il fallait sans doute cette différence érotisée à l'extrême pour qu'une tradition mystique en fasse le support d'un lien charnel entre l'humain et le divin.
Autre confusion: Sarah la stérile tardivement fécondée et la Vierge pour nous signifier que le rôle de la mère est reconnu mais sous la protection du déni du sexuel. Or si le sexuel est dénié ou sublimé avec la Vierge il ne semble pas l'être dans le montage hébreu. Qui parle explicitement de jouissance charnelle.
Le couple hétérosexuel marié est ramené par Kristeva aux films américains (soap opéraet soap opéra) qui nous "impose ce modèle jusqu'à la nausée". Ne suffit-il pas tout simplement de ne pas trop voir de soap opéra ? D'après mes observations, quand un homme s'envisage avec une femme pour la séduire ou être avec elle en tant que femme, le schéma papa-maman n'est pas très présent. Comme si l'homme, et d'ailleurs la femme aussi, voulaient mener cette affaire-là à partir d'eux-mêmes, sans modèle. Quitte à ce que par la suite des répétitions apparaissent, mais bon.
Freud peut bien dire que "l'amour homosexuel se concilie beaucoup mieux avec les liaisons de masse" et ajouter que " nos sentiments sociaux sont aussi de nature homosexuelle (ajoutons: c'est la femme qui rend l'homme asocial)", il faut croire que depuis toujours et jusqu'à maintenant, l'homme a besoin de cette asocialité de l'autre sexe pour accepter le social. Il se peut même que ces dualités asociales constituent ce que j'appelle un entre-deux à savoir que c'est dans l'asocial provenant de la femme que se trouve le coeur même du social, à savoir la reproduction via le noyau familial et sous le signe du rapport sexuel, reproduction parcellaire de la société.
Une autre preuve "solide" de l'homo-érotisme premier c'est que lorsqu'autrefois ou même aujourd'hui un homme prend femme il prend la soeur ou la fille d'un autre homme; donc il est lié d'abord homosexuellement à cet autre homme. C'est là une preuve sans doute solide mais peu convaincante.
Autre confusion: Sarah la stérile tardivement fécondée et la Vierge pour nous signifier que le rôle de la mère est reconnu mais sous la protection du déni du sexuel. Hors si le sexuel est dénié ou sublimé avec la Vierge il ne semble pas l'être dans le montage hébreu. Qui parle explicitement de jouissance charnelle.
Elle dit que les exigences des couples homosexuels et les recours aux artifices procréatifs... dévoilent la fragilité du lien hétérosexuel. On se demande ce qui, dans l'être humain, n'est pas fragile, mais en effet il se peut que l'exigence des couples homosexuels liée à la technique mette en acte le fantasme "d'auto-engendrement"; et ça ce n'est pas fragile, puisqu'à la clef il y a un mensonge: le recours à l'autre sexe est caché et l'autre sexe est réduit à ses gamètes ou à un organe.
Comme je l'ai montré ce n'est pas tant le mariage qui est en cause, encore que c'est le changement de sens de mots identifiants et transmissifs comme père, mère, mari et femme. Et ce sous le règne de la commodité. Alors qu'on pouvait fournir toutes les commodités aux couples homos qui étaient privés de droits.
L'impression est que la plupart des raisonnements sont compromis par le fait que leur but est connu d'avance, et que leur trajet s'infléchit ou rebondit pour atteindre ce but.
On entend parfois de vagues échos de vérité : "l'hétérosexualité est une transgression des identités... qui procède de l'angoisse et du désir à mort porté par la promesse de vie à travers la mort". Disons simplement: porté par un désir de transmission donc un désir inconscient qui essaye de mettre en jeu comme il peut certaines parts de conscience.
En fait c'est un discours habité par une mort qui n'arrive pas à se dire comme telle, mais qui est très prégnante. En témoigne même l'idée que dans le rapport sexuel "le plaisir récompense la castration, prenant forme dans la conception probable d'un être nouveau, étranger et éphémère". Ceux qui conçoivent un être nouveau au fil de leur rapport sexuel ne le voient pratiquement jamais comme étranger et éphémère sauf s'il nait lourdement handicapé ; même s'il n'est handicapé, après le coup dur porté au narcissisme, son étrangèreté devient familière. L'unheimlich qu'incarne le nourrisson et le tout petit est, sauf exceptions, joyeux ; contrairement à l'unheimlichfreudien. Il réveille chez chacun des parents des sensations et des idées qui semblent après coup avoir été là en attente d'être précisément éveillées par l'autre en tant qu'il est absolument familier bien qu'étranger. Cela se produit aussi dans les relations amoureuses qu'elles soient ou non hétéros.
Elle avoue elle même que ceux qui ont approuvé le mariage gay ont reconnu leur homosexualité refoulée. Mais dans ce cas n'ont-ils pas pris une revanche sournoise sur elle en permettant qu'elle fasse loi alors qu'eux-mêmes continuent de la refouler ? En fait nous avons montré que la lâcheté de leur silence avait d'autres sources.
L'hétérosexualité est essentielle y compris grâce au fait qu'elle est problématique. À croire que l'humanité a besoin de ce problème insoluble pour se perpétuer. L'homosexualité est moins problématique (encore que les couples homo, eux aussi, ont droit à avoir des problèmes), mais ce qui peut faire sa force, c'est qu'elle courcircuite l'épreuve de la différence radicale (sexuelle homme-femme) et qu'aujourd'hui elle peut revendiquer d'instrumenter la procréation - ce que des théoriciens appellent "obéir" à la pression scientifique et technique. La science et la technique n'ont jamais fait de telles pressions, elles aident des couples infertiles à se soigner. Celle-ci prétend se démentir grâce à la technique mais la GPA n'est pas une technique, elle est un recours qui a toujours existé mais que la loi prétendra légitimer sous la pression. Et l'on sait que cet état va dans le sens de ce qui le presse le plus, c'est sans doute pour cela qu'il ne va nulle part.
"La famille n'est plus la même: décomposée, recomposée, monoparentale, maintenant gay." Il y a une hystérisation du problème alors que cela veut dire tout simplement qu'il y a des familles, des gens qui divorcent, se remarient ou vivent seuls et que des homos peuvent vivre en couple.
1 Voir mon blog
2 Hier encore, j'ai vu à la télé un journaliste questionner l’auteur d’un roman : « Vous êtes très critique envers la GPA - Ce n'est pas moi, c'est le narrateur, il dit « je » mais « je » est un autre - Et vous alors, que pensez-vous de la gestation pour autrui ? - Je n'ai pas à vous répondre là-dessus - Vous vous défilez donc… »
3 Le pourcentage de ces couples est infirme par rapport à la masse des couples qui procréent sans aide médicale. Il suffit d'appeler « le mariage pour tous et la filiation ». Pour d'autres textes sur la PMA voir mon livre Entre dire et faire penser la technique ; et des articles dans Evénements I, II, III. Le point de vue de J. Kristeva est exposé dans son blog sous le titre : Métamorphoses de la parenté
08 avril 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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Métsora’ c'est celui qui est atteint, on dit atteint par la « lèpre », mais c’est à entendre au sens large de l'atteinte que nous avons déjà évoqué. L'important est qu'il reste impur jusqu'à son rétablissement ; ce que le prêtre doit constater en dehors du camp, où l'homme intouchable a été relégué. Ici, on parle du rite de sa réinsertion. On apporte pour lui deux oiseaux vivants, purs ; du bois de cèdre, de l'écarlate et de l'hysope. Le prêtre ordonne qu'on égorge l'un des oiseaux au-dessus d'un vase d'argile, sur de l'eau vive. Pour l'oiseau vivant, il le prendra, ainsi que le bois de cèdre, l'écarlate et l’hysope ; il plongera ses objets avec l'oiseau vivant dans le sang de l'oiseau égorgé qui s'est mêlé à l'eau vive ; en aspergera sept fois celui qui se purifie de la lèpre et, l'ayant purifié, lâchera l'oiseau vivant dans la campagne.
L'oiseau égorgé n'entre même pas dans la série des sacrifices ; on dirait qu’il est là pour que l'autre oiseau parte en liberté marqué par cette plongée dans le sang, l'eau, l’hysope, l'écarlate et le cèdre, qui sont des matières essentielles du temple. Mais ce n'est qu'un premier pas ; l'homme est purifié, mais il doit laver ses vêtements, se raser tout entier, se laver, et se tenir à l'entrée de sa tente pendant sept jours, puis se raser à nouveau, y compris les sourcils, se laver ; et c’est le huitième jour qu'il apporte son sacrifice.
L'homme se présente à côté du prêtre, devant YHVH, avec les animaux qu'il sacrifie. Le sacrifice de l'oiseau, auparavant, n'était pas « devant YHVH ». Le prêtre sacrifie d'abord au titre du délit, puis au titre de l'expiation, puis au titre de l'holocauste. Et c'est après ces trois ordres de sacrifice que l'homme sera dit pur.
La pureté est ici un acte de parole, tout comme l'impureté. Par exemple, un homme dit impur se lave, et reste impur jusqu'au soir, alors qu'il s'est lavé avant. Ce n'est pas le lavage qui le purifie, bien qu'il soit nécessaire ; c'est la fin du jour après l'acte de se laver. Après cet acte, il reste impur, jusqu'au soir. De même si on repère une atteinte « lépreuse » dans une maison, il faut la vider de ses meubles avant que le prêtre ne vienne la déclarer impure. Si on n'a pas pu la vider avant, les objets qu'elle contient seront impurs ; alors qu'ils sont identiques à ce qu'ils étaient. C'était la présence du prêtre déclarant l'impureté qui inscrit celle-ci ; qui comporte bien sûr une trace physique, celle d'une atteinte, mais ce qui l'emporte c'est l'acte de parole qui pose que c'est impur ; et qui après un certain rituel symbolique, notamment un sacrifice complexe, posera que c'est pur, lorsque l'aspect physique de l'atteinte se sera estompé.
Une remarque sur les trois ordres de sacrifice, qui sont d'ailleurs accompagnés d'une oblation de farine et d’huile (rappel de nourriture, mais aussi du pain de proposition dans le sanctuaire, et de l’huile du chandelier et de l’onction). Le premier ordre comporte l'idée de manque au sens de faute, de culpabilité (asham) ; celui qui est atteint est comme pris en faute, même si lui-même n'a pas fauté ; il peut très bien s'être fait prendre dans la faute d'un autre ; en tout cas, une fois pris, il s'agit pour lui de se déprendre, quand la trace de l'atteinte est passée. Le second ordre relève aussi du manque mais au sens du ratage (hatat) ; l'homme a voulu atteindre quelque chose ou quelqu'un d'autre, et c’est lui qui est atteint ; il a raté son coup. C'est aussi une culpabilité mais différente, c'est comme une charge dont il a à se décharger, par l'expiation. Le troisième sacrifice est l'holocauste, pour marquer la perte pure, qui rétablit le lien avec le ciel (le là-bas), le rapport avec l’être et avec sa présence. L'oblation qui accompagne ces sacrifices, qui est en fait une offrande s'appelle minha ; la racine du mot renvoie au repos, à l'acte de se poser ou de déposer quelque chose devant l'être. Tous ces gestes et ces objets d'offrande, de sacrifice rappellent la structure du temple et sa construction. De quoi rappeler que le temple lui-même est un relais construit ayant pour objet l'acte de se purifier, c'est-à-dire de ne pas patauger dans ses propres déjections mentales ou physiques (quand le mental se somatise). Être pur ce n'est pas être sans manque, sans faille ou sans défaut, c'est ne pas baigner dans le déchet ou la déchéance dont on pourrait prendre conscience et se défaire.
Si l'homme n'a pas les moyens d'apporter deux agneaux et une brebis pour les trois sacrifices, il apporte un agneau et deux tourterelles ; l'agneau servant pour l'ordre du délit, qui semble donc être le plus important à marquer ; les deux autres (expiation et holocauste) pouvant se contenter de tourterelles…
Tout cela fait une place très importante à l'inconscient, à ce qui nous vient de l'insu, de l'infini, du hasard, du destin, du divin : s'il vous est arrivé une atteinte, et que ça vous marque physiquement, que ça fait tâche, une tâche dont la couleur (entendez : la nuance) est variable mais qui mord sur la chair vive, car la tsara’at, c'est cela même, ou c'en est la métaphore ; si donc vous en êtes atteint, même si vous n'avez pas sciemment fauté, vous y êtes pour quelque chose. Il est important que vous y soyez pour quelque chose ; si vous n'y êtes pour vraiment rien, vous risquez de n'être rien dans l'histoire de votre vie. En un sens, le geste d'apporter un sacrifice inscrit le fait d'y être pour quelque chose, dans cette atteinte, et inscrit en même temps le désir de s'en dégager, de ne pas s'y réduire.
Tout cela a été repris dans le sens des prières, mais on doit reconnaître qu'en apportant un être vivant, un animal, le marquage de la faute et de l'expiation devait être plus …vif, plus intense, et engager le corps nettement plus que la parole, l'engager au regard de la présence. Car la parole seule qui sort du corps peut sortir en l'absence de ce corps ; elle peut sortir désincarnée, elle peut donc ne pas vraiment engager le sujet qui l'exprime.
Le texte n'hésite pas à parler de déchets physiques, d'écoulements corporels, chez l'homme ou la femme ; de flux qui les rendent impurs, c'est-à-dire qui impliquent de leur part des actes pour se purifier, des gestes précis (en présence du prêtre et face à l’être) pour retrouver l'état normal qui est de se démarquer du déchet.
Tout cela permet de mieux comprendre la nature de l'atteinte et l'objet du sacrifice.
Reprenons le mot désignant l'homme atteint : métsora’ ; j'ai déjà dit que l'atteinte elle-même, appelée tsara’at, comporte les signifiants tsar, l'étroitesse, et ra’, le mal. Mais si l'on prend le mot qui désigne l'homme atteint, métsora’, la plus petite lettre qu'on puisse y intercaler serait le yod, et cela donnerait : matsouï-ra’ ; ce qui signifie que cet homme a été trouvé mauvais ; trouvé par qui ? Par l’être. Il est, pour un temps, marqué par le mal, par l’être-mauvais, l’être-mal. C'est le minimum qu'on entend d'une personne atteinte, quand elle dit : je suis mal. La tradition veut que ce mal soit le fait de mal parler de son prochain. Ce n'est là qu'un cas particulier du mal-dire. Le mal-dire, c'est aussi bien médire que maudire. Mais c'est aussi mal nommer les choses, les personnes, les situations. Mal-nommer, c'est porter atteinte au nom, donc au nom de l’être. C'est comme invoquer le nom divin en vain. La tsara’at, l'atteinte dont nous parlons, est elle-même l’effet du mal-dit qu'elle exprime, l'effet du mal qu'elle dit à sa manière très concrète, c'est-à-dire incarnée. En elle, la cause et l'effet coïncident ; mais il s'agit de la faire « causer » autrement, de rouvrir des voies nouvelles à la parole de l’être.
Allons plus loin : le mal dire, le mal-à-dire, n'est-ce pas tout simplement la maladie comme telle ? Le fait que sciemment ou inconsciemment, vous avez fait une mauvaise rencontre dans la langue, au niveau de la parole, dite ou non-dite. La mauvaise langue, c'est-à-dire la langue du mal ou du mauvais, ce n'est jamais qu'une mauvaise position dans la langue, une position où l'on prend de travers certains flux signifiants, parfois sans le savoir, ou dès son enfance. Le langage courant dit qu'on les prend « en travers de la gueule », en plein corps, et ça laisse des marques. On attrape des mots dont on ignore la charge mauvaise, et ils deviennent des maux quand ils se déchargent en vous. Le sacrifice voudrait mettre en place une autre décharge.
De ce point de vue, le texte parle de la maladie, dont il est clair qu’elle est à la fois physique et mentale ; la maladie est un événement du rapport à l’être, où l'on est mal tombé (on s'est fait mal en tombant) sur quelque chose de glauque, qu'on n'a pas pu déchiffrer, et qui s'inscrit à même la peau.
On peut bien sûr décider de toujours bien dire, de dire des bonnes paroles, mais on ne peut pas éviter de percuter sur du mau-dit, sur du dire qui fait mal ; sur du mal qui trouve là une façon de se dire. Le mal n'est pas ici une entité abstraite ou morale : chacun sait ce que c'est qu'avoir mal ; et faire ici (le) mal, c'est faire en sorte que l'autre ait mal. Mais par des retournements inattendus, ce mal qui devait atteindre l'autre, atteint le sujet lui-même ; d’autant que l'autre est souvent l'image en miroir du sujet, qui du coup se frappe dans l'autre ou frappe l'autre en soi. Il s'est fait (du) mal, c'est en cela que consiste l'atteinte dont il est l'objet. Quand le sujet devient lui-même l'objet de son ratage, ça fait mal.
C'est déjà beaucoup de le reconnaître, et c'est ce que fait le texte, il travaille à marquer cette reconnaissance, à un double niveau : reconnaître la réalité du fait ; et marquer sa reconnaissance à l’être, c'est-à-dire son désir d'ouverture sur l’être, une fois le mal apaisé, la douleur surmontée, le deuil accompli, ou presque : c'est cette reconnaissance ou cette ouverture d'être qui en inscrit la traversée. Le sacrifice a pour objet de remarquer le retour à l’être pour relancer le jeu de la vie.
02 avril 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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Parasha Qédoushim (Lévitique 19 à 20,27)
Ce mot veut dire saints, pluriel de qadosh : "Vous serez saints car je suis saint", dit YHVH. Cela n'implique aucune identification de l'homme à YHVH; simplement, il y a différents niveaux de sainteté c'est-à-dire de séparation d'avec le lieu commun, la coutume ordinaire ou vulgaire, le mode d'être déchéant.
Suit une série de lois qui sont souvent des rappels. Par exemple, les deux premières rappelées sont : "Que chacun "craigne" son père et sa mère"; et "observez mes shabbats".
Cette crainte envers les parents, c'est non pas la peur qu'ils devraient inspirer mais la crainte de les mettre sur le même plan que soi et d'ignorer l'écart de génération, d'ignorer le fait qu'on provient d'eux et qu'en même temps, ils ont leur histoire, ils ne sont pas réduits à être notre origine. C'est là une première inscription symbolique, celle du respect, qui inscrit le poids des parents pour s'en libérer. L'autre inscription, celle du shabbat, marque le jour vide qui conclut la Création.
Le symbole du respect envers les parents est assez riche : celui qui l'acquiert sera en mesure de respecter ailleurs ce qui doit l'être, même s'il est amené à l'affronter. Il est essentiel de respecter ceux qu'on affronte, sinon, le mépris qu'on leur voue risque de vous masquer la difficulté du conflit, et de les faire triompher. Or souvent, ceux qui n'ont pas de respect pour leurs parents expriment envers eux - ou ressentent - du mépris ou de la honte, deux sentiments qui affectent leur propre vie, indépendamment des parents. Ce sont des êtres qui trainent avec eux la honte d'exister avec leur corps, leurs pulsions, leur désir; la honte de ne pouvoir aimer, le mépris envers les autres pour acquérir une hauteur artificielle, pour paraître exceptionnel ou parfait; ce qui est loin d'être le cas. Envers les parents, il arrive que des enfants ou des ados abusent de l'amour qui leur est porté, pour se croire réellement le prince ou la petite princesse du foyer, sous prétexte que les parents les ont mis à cette place. Les parents croyaient exalter leur progéniture, le fruit de leur amour, et sont perplexes de voir que ce fruit se prend pour l'arbre tout entier.
Quant au shabbat, ignorer le repos qu'il instaure, c'est simplement ignorer la création, donc aussi oublier l'être en tant que créateur; c'est risquer d'être le fonctionnaire de sa vie.
Bien sûr, cet oubli ou ce mépris de l'être créateur peut faire qu'on se tourne vers des "idoles", des "idéaux" qu'on a soi-même fabriqués pour s'exalter à leur service. On traduit (v.4) : "Ne vous ne faites pas des dieux de métal"; or le mot employé est : massékha. On y lit le mot masque. N'adorez pas les apparences, ni quoi que ce soit qui masque le rapport à l'être. C'est encore ponctué par : "Je suis l'être votre Dieu".
(v.5) : "Et si vous sacrifiez des pacifiques à YHVH, faites-le pour être agréés". Cela semble évident qu'on apporte un sacrifice pour être agréé, mais parfois l'acte de l'apporter, et l'animal qu'on apporte font oublier l'agrément qu'on recherche, l'agrément dans l'être; on veut être agréé, c'est-à-dire réinscrire l'existence pour nous de points d'amour dans l'être, de points favorables. Suivent toutes sortes de lois qui conjurent l'idée de totalité. Par exemple, s'il reste de la viande du sacrifice, ne pas la manger le surlendemain. Si "on moissonne son champ" (v.9) ne pas achever les coins, ne pas ramasser ce qui est tombé; de même pour la vigne; laisser cela aux pauvres et à l'étranger. Le symbole est clair : ne pas tout prendre, même de ce qui nous appartient.
De même l'interdit du déni ou du mensonge sur son prochain, est une façon d'interdire la totalité. Nier et mentir c'est vouloir posséder toute la vérité, alors qu'on a droit qu'à une partie, on n'a droit qu'à la vérité qu'on est capable de produire, de faire émerger. C'est pourquoi il y a aussi l'interdit de voler. De même, l'interdit de jurer par le nom de Dieu pour du mensonge, c'est-à-dire de s'adjoindre l'appui du divin indûment.
(v.13) On traduit : "N'opprime pas ton prochain" Rashi explique : "Ne retiens pas son salaire"; mais le mot employé est très fort, et signifie : "N'exploite pas ton prochain". Cet interdit ouvre un abîme, car cela voudrait dire que le salarié ne doit pas se sentir lésé dans le fait qu'il loue sa force de travail. Il ne faut pas que la part de plus-value qu'il crée lui échappe totalement et aille constituer une force qui se dresse contre lui et qui l'écrase. Celui qui produit les richesses ne doit pas être écrasé par le poids et le pouvoir de ceux qui détiennent ces richesses.
Vu les conséquences radicales que peut avoir cet interdit, nous laisserons ouvert son commentaire. (v.14) "Ne maudis pas un sourd et ne mets pas d'obstacle devant l'aveugle, tu craindras ton Dieu, je suis YHVH". En effet, dans ces deux agissements, il n'y a que l'être qui soit un tiers; et le "craindre" c'est tout simplement ressentir sa présence, quand on abuse d'un handicapé au moyen de son handicap. De même, "dans le jugement, ne ménage pas le pauvre et ne favorise pas le puissant; avec droiture tu jugeras". En fait, les deux indications portent sur le visage : "Ne relève pas le visage du pauvre, [sous prétexte qu'il est pauvre]; et ne glorifie pas le visage du puissant". Donc pas de séduction de l'autre, du fait qu'il a du pouvoir; et pas de séduction de celui qui n'en a pas, qui est démuni; la séduction dans ce cas ne s'adressant qu'à soi-même : on s'élève à ses propres yeux en favorisant le pauvre, en étant l'auteur d'une justice fabriquée de toutes pièces pour servir notre amour-propre.
(v.17) "Pas de médisance, et pas d'indifférence devant le sang du prochain". Toujours avec cette justification : "Je suis YHVH". Il n'y a en effet que l'être qui "voit" le colportage de médisances, et l'attitude de fuite devant l'acte injuste qu'on est prêt à laisser passer.
(v.18) "Ne te venge pas, ne garde pas rancune envers les enfants de ton peuple, et tu aimeras [pour] ton prochain comme toi-même, je sui YHVH". Se venger, c'est garder en soi la trace de l'autre, dans son acte négatif, pour la réparer sur son dos. C'est une faute éthique, s'il faut la réparer, c'est dans l'espace du jeu de la vie, en produisant plus de bien qu'elle n'a fait de mal. Quant à la rancune, c'est garder en soi la trace négative, juste comme une fixation agressive, qui mobilise en vain de l'énergie, et entrave le rapport à l'être, au champ des possibles.
Le verset 18 se termine sur presque un conseil : "tu aimeras pour ton prochain comme toi-même" c'est-à-dire tu te mettras à sa place en pensée; soit pour ne pas dévier vers lui la part mauvaise de ce qui arrive; soit pour mieux comprendre ce qui dans son attitude t'a choqué ou révolté (peut-être ne faisait-il que défendre son intérêt et aurais-tu voulu qu'il défende d'abord le tien ?). Du coup, le mets-toi à sa place peut aussi s'accompagner d'un : "Mets le à ta place, avant de juger". Dans les deux cas, il s'agit de ne pas se fixer ou fixer l'autre à la place initiale; ne serait-ce qu'en pensée, il faut pouvoir se déplacer. La place doit être avant tout un potentiel de déplacements. Il serait trop long de commenter toutes les lois de cette Parasha, c'est pourquoi je conclus par l'une d'elles qui a une profondeur ontologique singulière.
(19,23-25) "Quand vous serez entrés dans le pays et y aurez planté quelques arbres fruitiers... vous circoncirez ces fruits durant trois ans [autrement dit, ce seront comme des excroissances à jeter]; et la quatrième année tout le fruit sera consacré à des réjouissances pour YHVH; et c'est la cinquième année que vous mangerez de son fruit". Cela veut dire que les trois premières années les fruits retournent à la terre, ils lui appartiennent; la quatrième année ils sont consacrés à l'être divin; et pour ce qui est de les consommer, la première année sera la cinquième. Autrement dit, on compte à partir du quatre, qui est le chiffre même du tétragramme.
L'être est aux fondements de tout compte qui tient, qui est appelé à tenir. L'être et non l'avoir, encore moins le semblant.
Il y aussi l'amour de l'étranger et l'interdit du tatouage; interdit qui n'est justifié que par "Je suis YHVH". On sait qu'aujourd'hui les tatouages font fureur, et on comprend ceux qui ressentent le besoin d'avoir ces inscriptions sur le corps : comme si, sans elles, rien d'important ne s'était inscrit ou ne peut s'inscrire. C'est leur façon de conjurer un certain désespoir, lié au manque total de rapport à l'être, à une immédiateté vécue. C'est comme s'ils se réappropriaient leur corps, pour le rendre prenable par un autre corps, et déjà le rendre visible. L'être est pour eux une pure abstraction, et ils n'ont aucune idée de ce que c'est d'être sous son regard.
17 avril 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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