[Suite au texte sur Shlomo Sand : Alors, il existe ou pas? sur le blog du 17 avril 2009.]
J'ai été écouter Shlomo Sand parler de son livre avec E. Morin et M. Détienne. Voici ce que j'en ai retenu.
Il nie l'existence d'un peuple juif mais reconnaît l'existence d'une identité juive. Or le mot "identité" est d'un usage assez moderne, alors qu'il y a toujours eu un phénomène juif-hébreu depuis des siècles voire des millénaires. N'est-il pas scientifiquement incohérent de décrire ce phénomène par un terme actuel alors que ce phénomène juif-hébreu, quand il s'exprime sur lui-même, notamment dans la Bible, utilise sans cesse le mot "peuple"? C'est le cas de la Torah, des prophètes et de livres plus tardifs comme Esther. Là il est dit qu'Esther a caché son peuple et sa naissance (elle n'a pas révélé qu'elle était juive); et lorsque le ministre Haman cherche à exterminer les Juifs, il déclare au roi: "Il y a un peuple dispersé parmi les peuples dans tous les Etats de ton Royaume, et ses coutumes sont différentes des coutumes des autres...". Il dit bien "un peuple". Bref, quand la Bible dit peuple juif, ou peuple d'Israël, faut-il corriger et mettre "identité" dans de nouvelles éditions? Lorsque Isaïe ou Jérémie s'écrient: "Peuple pêcheur! votre terre est déserte, vos villes sont détruites!..." faut-il lire cela comme une description ou comme une vision voire une lubie?
Peut-être S. Sand considère-t-il qu'il y a eu autrefois un peuple juif et qu'aujourd'hui ce peuple juif a cessé d'exister comme peuple pour laisser place à une simple identité? Mais alors il faut dire à quel moment ce peuple a cessé d'exister. Serait-ce depuis l'exil?
Or S. Sand nie qu'il y ait eu exil. Pourtant le Livre des Rois II mentionne explicitement les déportations des tribus d'Israël après la chute de Samarie au VIIIème siècle avant l'ère chrétienne, puis les déportations et l'exil des Judéens au VIème siècle avant l'ère chrétienne, après la destruction du Temple par les Chaldéens-Babyloniens. Il y a donc eu deux premiers exils massifs aux VIIIème et VIème siècles. Exils vers le Nord, vers l'Egypte, et sans doute d'autres lieux.
Dans le débat, ce fut assez drôle d'entendre l'un des historiens présent dire que "les Juifs doivent vivre là où ils sont". C'est exactement ce que disait Jérémie au VIème avant notre ère aux exilés de Babylone: Installez-vous, bâtissez des maisons, vivez, car nul ne sait quand le retour sera possible.
Et justement S. Sand trouve que le retour est un fantasme, une manipulation sioniste car il nie fermement qu'il y ait eu exil après la destruction du second Temple par les Romains en l'an 70. La "preuve" majeures qu'il donne de ce non-exil, c'est qu'il n'a trouvé aucun livre sur ce thème lorsqu'il l'a cherché. Preuve certes "scientifique" mais le hasard m'offre une preuve du contraire, plus convaincante. Un père de l'Eglise du IIème siècle, Tertullien, dans son texte Adversus Judaes (Contre les Juifs), dénonce ceux-ci parce qu'ils n'ont pas reconnu le Messie Jésus. Pour cela, il fait maintes citations de la Bible hébraïque - dont peu importe ici qu'elles soient fantaisistes - et se rabat pour finir sur cet argument: comment voulez-vous, vous Juifs, qu'il y ait un messie à venir, autre que Jésus, puisqu'il est dit dans les "Saintes Ecritures" que ce messie doit être juif et naître à Bethléhém; or les Juifs ont été expulsés de Judée, et ils y sont interdits de séjour: "Il ne reste plus un seul membre de la race d'Israël à Bethléhém" ni dans "toute la contrée". Il ajoute: "Repoussés de votre terre natale par une rigueur que vous n'avez que trop mérité, il ne vous est permis que de la contempler de loin". Si donc Tertullien affirme qu'ils sont chassés de la Judée, laquelle est en outre rebaptisée Palestine par les Romains parce qu'elle leur a trop résisté, c'est qu'ils ont pris la route de l'exil. Mais S. Sand nie cet exil car, dit-il, les Romains n'avaient pas les bateaux pour les déporter. Etrange preuve, là encore; la région n'est pas une île, ils ont pu partir autrement. (alpha de p. 2). Cette négation systématique- ce négationnisme - de l'exil juif pose question. Un peuple cesserait d'en être un et serait chassé de sa terre sans qu'il y ait d'exil? Faut-il croire qu'il s'est dissous, ou qu'il est parti en fumée? Ou qu'ils sont tous devenus chrétiens? Pourtant, ils n'ont pas cessé de donner des signes de leur existence, de leur persistance.
Etrange qu'il faille chercher chez Tertullien la preuve de l'exil des Juifs. Mais après tout, quand Yasser Arafat nia l'existence du Temple, on en a cherché la preuve dans... l'Evangile, où il est dit que Jésus y a fait quelques visites.
Dans mon roman Marrakech, le départ, le narrateur dit que lorsqu'il est passé en Israël en 1957, il y a vu des Sabras, des Israéliens sur place, et il a senti que lui, Juif du Maroc, avait peu de choses en commun avec eux. Il a senti, dit-il, qu'il leur manquait l'exil. Il est possible que le narcissisme de certains Israéliens, élevés dans l'idéologie de l'homme nouveau, leur fasse soutenir mordicus qu'il n'y a pas eu d'exil, sous prétexte que des dirigeants sionistes qui leur sont antipathiques parlent d'exil et de retour à la terre des ancêtres.
Du reste, dans le débat filmé avec S. Sand, Edgar Morin déclare que les Juifs vivants en Europe ne sont pas des Juifs mais des judéo-gentils, puisqu'ils partagent la culture des gentils. Etrange formulation car outre que cette culture dite "des gentils", les Juifs en sont eux-mêmes des producteurs assez actifs à part entière, mais pour être des judéo-gentils sont-ils moins Juifs pour autant? On dirait que pour Morin (j'ignore quel est son nom juif) le Juif c'est l'homme du ghetto, borné à sa Torah et à sa tradition, coupé du monde, superstitieux; et s'il crée, s'il "fait des choses", s'il vit sans se réduire à ce sens borné, il cesse d'être un Juif. Ainsi le veut la démarche "scientifique".
S. Sand affirme aussi que "la sortie d'Egypte n'a pas eu lieu". Comment montre-t-on qu'un événement unique n'a pas eu lieu? Mais supposons que ce soit le cas (j'apprécierais pourtant la "preuve"), il devient alors extraordinaire qu'une "fiction" appelée Sortie d'Egypte ait à ce point structuré cette transmission millénaire, qui en retour la fait exister autrement et bien plus fort. Ce serait une peu comme les axiomes dans une théorie mathématiques: ils ne sont pas fondés mais ils ne cessent de se refonder par l'usage qu'on en fait, par leur transmission indéfinie dans la théorie. De même, certains pensent que Jésus n'a pas existé comme personnage; mais il est clair que le discours qui s'est bâti autour de lui ou qu'on lui a supposé a eu la portée immense et réelle que l'on sait. Bref, les questions d'existence et le mot "exister" ne sont pas aussi simples qu'on le croit. Ils réfèrent aussi à l'existence de ceux qui en parlent. Par exemple, quel est le degré d'existence de Shlomo Sand? Ce degré est peut-être du même ordre que le degré de la culpabilité juive qui a aussi servi à maintenir ce peuple en vie, et qui de temps à autre se fixe sur certains objets, comme aujourd'hui sur le peuple palestinien, par exemple; lequel n'existe du reste que grâce à Israël et à cette culpabilité, venue d'ailleurs, de bien plus loin.
Curieusement, ces nouveaux historiens, pour soutenir leur thèse, en viennent parfois à une histoire génétique: S. Sand dit que les actuels Palestiniens - "tels dirigeants du Hamas" précise-t-il en jubilant - ont plus de chance d'être des descendants des Hébreux antiques que tel ministre israélien juif venant de Russie. A supposer que ce soit vrai, est-ce la filiation génétique ou symbolique qui compte? Outre que l'islam est passé par là et que les descendants palestiniens en question adoptent sans réserve la vindicte de l'islam envers les Juifs, vindicte qui elle aussi vient de très loin.
Parfois S. Sand déclare que les Juifs ne sont pas "un peuple au sens moderne". C'est que ce peuple n'est pas comme les autres, c'est clair. Mais dire que c'est une "identité" ne résout rien, car c'est aussi une étrange identité, rarement identique à elle-même; quelle que soit la manière dont elle est vécue par un groupe, on trouve toujours un autre groupe qui la vit autrement. De sorte que dans ce cas, "identité" est aussi problématique que "peuple". Donc la thèse de S. Sand revient à dire que le peuple juif est singulier, ce qui n'est pas vraiment un scoop.
Il dit aussi qu'il est un "Israélien d'origine juive" mais qu'il n'est "pas un Juif". Car "si je suis juif en Israël, je suis privilégié par rapport aux Arabes", et cela, il ne le veut pas. Au fond, c'est très pratique de se définir à partir de la bonne image que l'on veut donner de soi. En somme, il fait partie des Juifs qui disent qu'ils ne sont pas juifs tout en l'étant par leur origine en attendant que leurs enfants revendiquent d'être plus juifs qu'eux, et que les enfants de ceux-ci prétendent être moins juifs, etc. Vieille ritournelle qui rythme la transmission et maintient le peuple. Donc, prétendre que "le peuple juif a été inventé", et ajouter: "quel peuple n'a pas été inventé?", cela limite quelque peu la proposition. Il est clair que le peuple juif a été inventé, créé, lancé dans l'histoire par ceux qui ont écrit son Texte fondateur, la Bible, puis par ceux qui ont transmis ce Texte, l'ont lu et relu et appliqué ou rejeté de mille façons. Ce peuple a été inventé par le lancement d'une transmission symbolique, laquelle, dans ses mille variations, contribue à le redéfinir, sachant qu'une définition rigoureuse est impossible puisqu'elle figerait la transmission. (La définition hitlérienne était précise et elle visait précisément à arrêter la transmission, par l'anéantissement.)
S. Sand en veut surtout au sionisme, sans doute parce qu'il vit dans un Etat fondé sur le sionisme dont la politique lui déplaît. Il dit que le sionisme a inventé au XIXème siècle le peuple juif au sens moderne mais "sans grande réussite" car "la plupart des Juifs ne veulent pas vivre ensemble" (sic). Le "sans grande réussite" est une appréciation que d'autres peuvent contredire: un certain rayonnement d'Israël, et déjà sa création. Mais l'essentiel est ailleurs: tout grand mouvement, pour exister, cherche à se couler dans ce qui le précède, ou à couler ce qui le précède dans son propre projet. L'islam, par exemple, s'est fondé en posant que tous les grands Hébreux de la Bible étaient en fait des musulmans parce qu'ils sont "soumis" à Dieu (c'est le sens du mot muslim en arabe); une greffe solide. Les sionistes modernes se sont greffés sur l'amour de Sion, une des constantes du peuple juif pendant des millénaires; c'est de bonne guerre; sans cette greffe, leur mouvement n'aurait pas réussi. Une fois qu'il a réussi, l'Etat qui en résulte force la sympathie de tous les Juifs mais pas toujours leur accord politique. En tout cas, faut-il juger de la force symbolique et de l'existence du peuple juif à partir des discours de politiciens sionistes dont la valeur reste assez limitée au regard de cette transmission millénaire?
On comprend que, méconnaissant ou méprisant cette transmission, S. Sand se rabatte sur la définition du Juif la plus étriquée possible: être juif tant qu'il reste un antisémite sur terre. Autrement dit, c'est l'antisémite qui définit le Juif; énorme appauvrissement qui traduit la pauvreté symbolique de cette approche.
Dans ce même débat, Marcel Détienne a pointée comme aberrantes l'idée de peuple "élu" et de terre "promise". Mais n'est-ce pas être un peu dupe des mots, et nommer certains phénomènes par des mots qui les rendent irrecevables? Peuple élu signifie simplement: pas comme les autres. N'est-ce pas ce que l'on a constaté? Quant à terre promise, c'est un effet imparable de transmission: désigner cette terre comme "terre d'Israël" et faire passer le message de génération en génération, produit ce curieux résultat: au bout de quelque temps cette terre devient littéralement possédée par cette transmission, hantée par ce signifiant hébreu, occupée par ce Texte fondateur qui parle d'elle et qui transmet cette possession. Le résultat réel est que personne d'autre ne peut y être souverain. C'est bien ce qui s'est passé. Si par miracle un Etat palestinien y surgit, il ne peut qu'être problématique, étant issu d'un peuple lui-même problématique (Israël); il sera sans doute réduit aux zones de peuplement arabe, à Gaza et ses environs, à quelques zones de Samarie ou de Galilée...
En fait, nos bons historiens veulent "dénationaliser les histoires nationales". Excellent projet; à ceci près que les nations, on n'en parle que lorsque leur existence est en danger. C'est en 1940 que l'idée de "la France" a été exaltée avec succès; quitte à ce qu'elle soit payée cher par la suite. C'est au moment où devant l'afflux de coutumes islamiques, certains pays d'Europe se questionnent sur leur identité que celle-ci est évoquée. Sinon, ces termes servent de pâture aux intellectélés qui les déchirent à belles dents en attendant que la réalité les rappelle à l'ordre. Au fond, les questions nationales n'ont jamais trouvé de bon langage: en temps normal, c'est souvent l'extrême droite qui s'en charge; et aux moments critiques, elles deviennent l'affaire de tous. La question nationale n'est pas un thème durable, sauf encore en certains lieux critiques, comme le Proche-Orient, où elle cache un curieux mélange d'impasses symboliques et d'enjeux pétroliers.
S. Sand accuse l'Etat d'Israël de maintenir un état de guerre et de stress permanents, de façon artificielle, pour faire croire à un danger imaginaire et mieux souder le peuple juif autour de lui. C'est là une vision très déformée, car beaucoup de ceux qui voyagent là-bas observent et partagent une atmosphère détendue, conviviale, sympathique, ponctuée par la nervosité liée aux dures conditions notamment lors des époques d'attentats suicides; mais cette nervosité est assez bien intégrée. Le problème est plutôt qu'Israël est un modèle d'Etat moderne bureaucratique, et les autres Etats modernes finiront par l'imiter, car "la sécurité avant tout" servira de prétexte aux gestionnaires les plus obtus pour imposer leur loi. Sionistes ou pas, peuple juif ou pas. Mais c'est déjà une autre histoire.