Comment se faire désendetter ?
Ce texte donne les premières lois concernant les sacrifices; et pour cause : une fois le temple dressé, son fonctionnement pour le peuple touche aux sacrifices et aux offrandes. De fait, dès qu'on entre dans le temple, on a devant soi l'autel des sacrifices. Autrement dit, se présenter au temple, c'est apporter sa faute, son manque, sa culpabilité et le projet de l'expier, de la transférer, de s'en libérer.
Or ces fautes et cette culpabilité concernent le rapport à l'être, YHVH; donc le rapport à votre propre vie en tant qu'elle touche à quelque chose qui la dépasse et qui la porte (l'être). Dans cette pensée de l'existence, une importance particulière est accordée à la culpabilité et à son traitement.
Culpabilité, moins envers le prochain qu'envers l'être : quand vous êtes en faute par rapport à vous-même, à votre vie, en tant que vous avez un rapport à l'être qui vous porte et vous dépasse, alors l'idée du "sacrifice" ou plutôt du rapprochement s'impose (sacrifice, en hébreu, c'est rapprochement) : le sujet se rapproche de l'être dont la faute l'a éloignée. Cela ne veut pas dire qu'il doit être constamment collé au divin; mais la faute consiste à ignorer le rapport à l'être. Parfois, elle concerne aussi le prochain en tant que l'être est impliqué dans le rapport au prochain. Par exemple, si un sujet transgresse l'appel : ne mets pas d'obstacle devant l'aveugle, cette faute concerne son rapport à l'être. Du reste, cette loi (ne mets pas d'obstacles...) se ponctue dans le Texte par : je suis l'être (ani YHVH). Cela se comprend : la victime est en partie absente, l'aveugle ne vous voit pas vu mettre l'obstacle devant lui. Cela s'entend symboliquement, bien sûr. Beaucoup de gens sont inconscients, et on leur met des pièges qu'ils ne voient pas, on exploite leur aveuglement pour les détruire. Donc, une telle transgression a lieu à la face de l'être, et doit être expiée, si son auteur ne veut pas en être marqué à vie. De même, un délit de convoitise envers l'autre transgresse l'une des Dix paroles. Ou un délit de faux témoignage. Il y a beaucoup de fautes qui impliquent le prochain, mais qui sont d'abord des fautes envers l'être divin.
C'est dire que ce lieu d'expiation, d'élimination, de transfert des fautes va fonctionner à plein temps. Car c'est le lieu où le sujet doit rétablir son agrément par l'être, c'est-à-dire son désir d'exister. C'est d'ailleurs ce que dit le texte dès le verset 3 : L'homme présente l'animal sans défaut, au seuil de la Tente du sanctuaire et il est précisé : "Pour son désir à la face de YHVH". Certains traduisent "de son plein gré" : il ne manquerait plus que ça, qu'un homme soit forcé par un autre, sur le seuil, à présenter son agneau ou son taureau. Le terme hébreu c'est lirtsono, racine : ratsone, qui veut dire désir, agrément. On apporte un sacrifice, un rapprochement pour être agréé, pour mobiliser dans l'être un certain agrément, sachant qu'au regard de l'être on a été "désagréable". Le texte promet cet agrément : "Il posera sa main sur la tête de l'animal [à offrir en holocauste, autrement dit l'animal qui sera entièrement brulé] et il sera agréé pour obtenir expiation. Le mot, c'est kapara, recouvrement. La faute ne disparait pas, mais elle est recouverte, refoulée, rachetée (il n'y a pas d'effacement : le couple perte/rachat s'inscrit). Le résultat de cet holocauste est la combustion d'une odeur agréable à YHVH. C'est donc un feu signifiant que c'est agréable à l'être; que l'être est assez apaisé pour agréer le sujet fauteur. Le mot qu'on traduit par "combustion", ishéh, pourrait lui-même se lire feu de l'être. Donc, le feu ou plutôt la fumée à quoi se réduit l'animal consumé constitue un souffle d'apaisement pour l'être divin. C'est logique : la faute est transférée sur la bête, celle-ci l'incarne, et la faute se consume avec elle. Remarquons que le sang de l'animal immolé est versé sur l'autel avant la combustion; "le sang c'est la vie" (ou plutôt le néfésh c'est-à-dire l'âme-corps), et cela ne se brûle pas.
Il y a aussi l'oblation, la minha, offrande de fleurs de farine arrosées d'huile avec de l'essence. Il s'agit de faire fumer son "mémorial" sur l'autel, toujours pour obtenir la senteur agréable à YHVH. Disons que le souvenir ou le rappel de ce manque rejoindra le feu divin. La faute doit passer par le feu divin.
Aucune oblation offerte ne doit être fermentée, et les jus (mielleux) ne doivent pas entrer dans ce feu, mais peuvent être présentés en offrande.
Il y aussi les sacrifices dits des "pacifiques" (shélamim, pluriel de shalem ou shalom); et les sacrifices "expiatoires" qui ne relèvent pas de la même pratique que les cent de l'holocauste qui concernent notamment les fautes commises sans le savoir et dont on prend connaissance. Les fautes commises envers le prochain ou envers le collectif, ce sont les juges la justice qui doivent les régler, et non les sacrifices.
Et lorsque des prophètes ont crié que YHVH "en a assez des sacrifices", ils signifiaient par là non pas que le traitement de cette culpabilité soit inutile, mais qu'il passe au second plan la culpabilité - l'injustice envers les autres atteint un seuil critique.
Gérer sa culpabilité existentielle par des actes de rapprochement avec le divin passe au second plan par rapport à la réparation des injustices envers les autres.
Autrement dit, un homme ne peut pas se tenir debout face à l'être, avec une certaine dignité, ne serait-ce que pour apporter son offrande, s’il n'a pas une certaine dignité dans son rapport aux autres. La brisure de la loi narcissique devient un préalable dans le rapport à l'être; si par loi narcissique, on entend celle où le sujet prend l'autre comme pur instrument de sa jouissance, et refuse de se mettre à sa place (tout en gardant la sienne) dans le partage des évènements qui surviennent. C'est dire qu'un individu ne peut pas être avec le divin sans être avec les autres dans un rapport de dignité et de justice. Car le rapport à l'être concerne surtout la transmission de la vie digne, et le rapport aux autres concerne sa mise en pratique; sachant que les deux rapports se recoupent.
À propos de ruptures de la loi narcissique, un psaume énonce : les sacrifices à Dieu sont une âme brisée. Des fautes envers le prochain qui concernent l'être divin sont évoquées à la fin de ce texte. Par exemple : "si un individu commet une faute grave envers YHVH en déniant à son prochain un dépôt ou une valeur remise entre ses mains". Cela revient à faire un faux serment donc à transgresser l'une des Dix paroles puisque le serment est fait "à la face de l'être", et qu'on aura donc invoqué le nom de l'être en vain. Le texte dit : quand il aura "péché", c'est-à-dire reconnu sa faute, et quand il l'aura réparée en restituant l'objet dont il a nié la possession, en ajoutant le cinquième de sa valeur, alors il pourra faire un sacrifice pour son délit. Nombreuses sont les fautes où, en même temps, le divin et le prochain sont impliqués.
Parmi les fautes impliquant l'autre, mais qui sont des fautes envers l'être, il y a d'autres transgressions des Dix paroles, par exemple le respect des parents. C'est un fait, quiconque parle à ses parents avec mépris, de façon systématique, est "malade" il n'a pas d'autre appui, dans son origine, que lui-même. Donc, atteinte narcissique grave, idolâtrie de soi-même, etc. Or, une telle personne n'est pas en mesure d'apporter un sacrifice pour payer sa faute. En un sens, elle est elle-même sacrifiée, elle se fait payer à elle-même, par des souffrances, des douleurs, des ratages, cette faute envers soi-même, envers l'être, et envers l'autre. La Torah a prévu que les parents, dans ce cas, trainent le fils ou la fille devant les Anciens pour lui faire entendre une parole autre; et en cas de refus absolu, l'exécuter. L'histoire dit qu'on n’a jamais vu un tel cas, et pour cause : de telles personnes s'exécutent elles-mêmes à feu doux, à petites doses de mal-être jusqu'à ce qu'un jour elles se réveillent et aillent se faire désendetter au centre "psychothérapique" - avec sacrifice ou avec l'épreuve de la parole.
Parasha de Tsav (Lévitique 6,1 à 8,36)
Il s'agit de l'ordonnancement des sacrifices et offrandes, y compris concernant les prêtres Aaron et ses fils.
Le mot tsav « ordonne » est plus connu par le substantif mitsva de son verbe tsavé ; mitsva, qu'on traduit souvent par « commandement » et qu'il faudrait plutôt penser comme une demande. La demande émanant de l'être signifie que ça demande, autrement dit : il faut ; cela signale un manque. Il est demandé de faire certaines choses, comme pour réparer la partie du manque à être qui est réparable ; et si on ne les fait pas, si on les ignore, si on ne les interprète pas d'une façon ou d'une autre, le manque risque de s'aggraver et l'on peut être en manque de façon grave ; être en manque de vie, de santé, de succès, etc. ; être mal, être mal en point, d'une façon ou d'une autre.
Remarquons que ce peuple hébreu est dans le désert, sous la conduite de Moïse, et que la question de sa subsistance matérielle n'est pas posée : il y aura la « manne », la nourriture problématique venue du « ciel », qui est donc là, disponible. La traversée du désert est nourrissante, au sens simple du terme. Ainsi le texte se préoccupe uniquement de la subsistance spirituelle ou symbolique. Et c'est sur ce fond qu'il nous déroule la mise en place des sacrifices, des variations précises sur l'acte de donner, de consacrer, de dépenser quelque chose (un animal, une offrande d'huile et de froment, dont on n'a pas à se demander d'où ils viennent ; il les faut, c'est tout).
On s'intéresse donc à la dépense nécessaire quand on est en manque, dépense non pas pour rien, mais pour garder le contact avec l'espace de l'Autre, le lieu de la sainteté ; pour maintenir vivant le rapport à l'être, en n'étant pas trop déficient. Si on est trop déficient, il faut faire la dépense nécessaire pour produire ces objets sacrés qui s'appellent des sacrifices. Et ce, en vue de se décharger de ses fautes, conscientes ou inconscientes. L'humain est ici envisagé sous l'angle presque exclusif de la faille, la faute, la déficience, la culpabilité, le ratage, le conflit avec soi-même ou avec l'être, et surtout l'exigence de trouver un passage, un acte réparateur qui rétablisse l'être-pacifique.
Il faut mesurer l'ampleur de ces textes, d'apparence technique, implicitement consacrés à cette épuration de soi que, non seulement on oublie, mais dont on a aucune idée, jusqu'à ce que la crasse s'accumule et que cela produise un malêtre profond, voire de vraies maladies.
Si l'on y pense, cela suggère presque un bilan quotidien du genre : qu'est-ce que tu as encore raté aujourd'hui ? Qu'est-ce que tu as fait de travers ? Quelle trahison de toi-même as-tu encore supportée ? Quelle crispation narcissique as-tu encore maintenue ? Quelle bêtise ou quelle veulerie as-tu encore perpétrée ?
On sait que les prophètes hébreux, Isaïe, Jérémie et d'autres, ont violemment réagi contre cette obsession des sacrifices, ou plutôt contre le fait que le symbole prenait la place de ce qu'il devait symboliser : l'acquittement du sujet ; lequel se sent sauvé quand l'animal meurt à sa place, et continue ses turpitudes en même temps que ses sacrifices.
Mais il est sûr que tout un noyau de juifs ont dû en avoir assez de cette pression sacrificielle, et ont rallié avec enthousiasme l'idée que le sacrifice d'un seul suffirait (idée fondatrice du christianisme) ; tout comme une parole de foi pouvait suffire à inscrire une castration symbolique, une ouverture du cœur, sans circoncision réelle.
La logique de ce texte ne va pas dans ce sens ; et l’on y pointe minutieusement chaque geste du processus d'expiation. Certes, après la destruction du Temple, le transfert du sacrifice animal à la parole (étude et prière) est une belle trouvaille, mais qui laisse le problème intact, et pour cause, il est insoluble : on peut continuer d'être injuste ou indigne tout en faisant ses prières. Il n'y a pas de place d'où quelqu'un puisse vous garantir la moindre authenticité. C'est bien pourquoi on multiplie les instances qui prétendent la garantir ; elles garantissent surtout ceux qui les occupent.
Rien d'étonnant donc, si ce texte s'occupe de l'expiation des prêtres eux-mêmes ; eux qui assurent celle des autres, sont prévus pour en avoir aussi besoin. Les agents de la purification doivent aussi s'expliquer avec leurs manques et leurs ratages, leur proximité à l'être plus ou moins grande. (On verra que deux fils d'Aaron, saisis de zèle, sont brûlés par le feu divin).
Rappelons d'abord qu'un feu continuel doit brûler sur l'autel, et que les bêtes offertes en holocauste (‘olah) doivent s'y consumer toute la nuit. Comment les hébreux maintenaient-ils ce feu pendant tous leurs déplacements ? Imaginez l'autel, toujours fumant pendant qu'on le déplace ; on se déplace avec un feu divin et de l'encens prêts à servir pour l'expiation. D'aucuns parleraient d'une obsession expiatoire; pourtant si vous abordez aujourd'hui quelqu'un dans la rue, ou au travail, en vous posant la question : qu'est-ce qu'il est en train d'expier à son insu ? Ce ne serait pas vraiment incongru. Quel est son point de souffrance ? Quel est le point où ça le brûle ? Quel est aussi son point de contact avec l'Autre, avec le feu divin, s'il en a un ? Eh bien, ces sacrés Hébreux se déplaçaient et campaient autour de ce point là, qui était matériel, incarné ; ce point de rapprochement avec l'être sous le signe de leurs manques ou de leurs excès, de leurs souffrances ou de leurs succès. Ils se déplaçaient avec un lieu de sainteté et d'expiation mobile.
De l'holocauste, il ne reste rien que les cendres à déplacer selon un rite précis (le prêtre change de vêtements, etc.). En revanche, ce qui reste du sacrifice expiatoire, du sacrifice de culpabilité (asham, qu'on traduit souvent par sacrifice délictif), les prêtres le mangent, c'est leur part.
Signalons qu'il y a quatre types de sacrifices : l'holocauste, l'expiatoire, le délictif, le pacifique (ce dernier pouvant être motivé par un remerciement, un vœu etc.). Dans tous les cas, c'est un hommage à l'être divin. Il y a aussi l'offrande que l'on dépose (minha, racine nah : repos, position). De l'holocauste, il ne reste rien que les cendres à déplacer selon un rite précis (le prêtre change de vêtements, etc.). En revanche, ce qui reste du sacrifice expiatoire, du sacrifice de culpabilité (asham, qu'on traduit souvent par sacrifice délictif), les prêtres le mangent, c'est leur part.
Puis on décrit (chapitre 8) la consécration d'Aaron, avec ses fils, devant toute l'assemblée. Outre l'onction de tout le Temple et de ses objets, le revêtement d'Aaron et de ses fils, il y a le taureau à sacrifier pour l'expiatoire, et le bélier pour l'holocauste ; puis le bélier pour l'investiture ; Moïse y prend du sang pour le mettre sur le lobe de l'oreille droite d'Aaron, sur le pouce de sa main droite et sur le gros orteil de son pied droit ; idem pour ses fils. Cette cérémonie complexe vise à constituer le Temple et chacun de ses objets, ainsi que les animaux sacrifiés et l'offrande, en objets sacrés, chargés de sainteté.
Et ce geste étonnant : on asperge d'huile sainte et de sang du sacrifice les vêtements du prêtre et de ses fils qui, au départ, étaient immaculés. Façon d'affirmer qu'aussi purs qu'ils soient, ils sont marqués par les taches, les fautes qu'ils sont chargés de transférer ou d'expier. Et pour l'inauguration, ils sont assignés à rester jour et nuit au seuil de la Tente du rendez-vous, pendant sept jours; cette demande qu’il leur fait, Moïse la ponctue de ces mots : « Vous garderez la garde de YHVH et ainsi vous ne mourrez pas ». Ils doivent garder ce qui appelle à être. Il est assez clair, en effet, que ceux qui doivent porter et transférer des fautes vers le feu divin, sont en danger de mort; et qu'il faut au moins cela pour qu'ils soient épargnés. Ils doivent eux-mêmes expier, c'est-à-dire être épurés des fautes qu'ils transportent pour qu'elles soient consumées.
Qu'est-ce que garder ce qui doit être gardé, sinon poser son corps comme témoin du fait qu'il y a quelque chose à garder sacré ; et qu'il y a un lien à sauvegarder.
En somme, on ne se sort pas facilement de la culpabilité, de la reconnaissance ; et rétablir le lien perdu avec l'Autre est complexe. C'est tout un travail ; c'est justement l'autre face du travail, la première étant vouée à gagner sa subsistance.
13 mars 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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