C'est un ensemble de récits, de lois, de dénombrements, qui semble hétéroclite et qui pourtant est unifié par l'idée de transmission, dont le signifiant n'est pas explicite, mais il est pleinement à l'œuvre. Qu'on en juge.
Pinhas arrête, par un geste violent, la propagation du fléau qui ravageait le peuple, fléau qui nous est présenté comme l'effet d'un épisode auto-destructif, où le peuple, pourtant protégé par la parole qui le porte et le bénit, se livre avec les filles de Midiane à une orgie idolâtre, - symbole d'un arrêt de la transmission, celle-ci étant dissoute dans la pure présence des corps jouissants. Le double arrêt (érotique et mortifère) une fois conjuré, l'histoire peut reprendre. Ici elle est ponctuée par le fait que Pinhas symbolisera la transmission de la prêtrise, de génération en génération. Cette transmission était acquise en principe, puisqu'elle fut formulée à propos d'Aaron, mais elle est reprise et ancrée dans ce personnage dont le geste a servi de pharmakon assez violent pour protéger le peuple de la dérive idolâtre, elle-même portée par l'érotisme qui veut comme tel se donner pour sacré.
Elle est aussi ponctuée par la guerre ouverte faite à Midiane.
Pourquoi l’acte de Pinhas est-il louable, c'est-à-dire pourquoi l’être divin-parlant donne-t-il un tel prix à cet acte? Parce qu'il abolit symboliquement la défaite du peuple sous l'effet de la séduction par des femmes idolâtres, défaite pulsionnelle devant la partie féminine archaïque et sacrée de Midiane (figurant ici les nations idolâtres). C'est donc un coup porté au couple emblématique, et à travers lui, à l'idée d'assimilation sous le signe de la convivialité minimale et ultime : la vie en couple. Cet acte réel est donc très fort symboliquement. N'oublions pas que même le roi Salomon a dû céder à ses femmes idolâtres en bâtissant rien de moins qu'un temple pour leur déesse face au Temple de Jérusalem qu'il avait lui-même fait bâtir. C'est dire que l'adversaire en question est imparable. Balak est défait, il envoie sa fille ; son peuple est vaincu, il envoie ses femmes. Aujourd'hui même, s'agissant d’un conflit tel que celui du Proche-Orient, j'ai entendu de la bouche de responsables palestiniens que c’est par la natalité qu'ils comptent emporter le morceau ; par l'action massive et concentrée de la Femme génitrice. Je leur ai dit qu’à mon sens, il y a quelque chose dans l'histoire humaine qui s'oppose à ce que l'argument biologique (ou pulsionnel) ait le dernier mot.
Ce qui vient ensuite, dans ce texte bien composé, c'est le dénombrement du peuple ; acte de transmission étonnant, car c'est tout simplement le saut d'une génération à l'autre : le peuple est dénombré , du moins sa partie masculine, comme si les femmes ne comptaient pas ou comme si leur présence était une permanence d'une génération à l'autre puisque c'est elles qui produisent le passage. En tout cas, le peuple est dénombré, et on nous dit que, à l'exception de deux hommes, Josué et Caleb, aucun d'entre eux ne faisait partie du peuple dénombré par Moïse 40 ans auparavant. C'est là une sacrée transmission : c'est le même peuple et il est entièrement différent.
Le fait que les femmes ne soient pas comptées va resurgir sous la forme des filles de Tsélofhad, dont le père n'a eu aucun fils, et qui demandent une part à la terre, lors de son partage, pour que le nom de leur père reste vivant. Cela leur est accordé, par la parole de l'être même, Moïse ne sachant quoi dire. Ce cas qui semble singulier est en fait universel : les filles comptent au nom de leur père. Cela confirme que si elles ne figurent pas dans le dénombrement du peuple, c’est qu’elles en sont pour ainsi dire le fondement permanent et continu. L'histoire des filles de Tsélofhad va donc moduler et même transformer cette réduction des femmes du peuple à la conception des enfants du peuple. Les filles comptent dès lors qu'on prend (et qu'elles prennent) en compte leur père. (Rappelons que les filles de Job héritent au même titre que ses fils). Donc, les filles et les femmes deviennent l'indicateur de la manière dont le père compte, notamment pour elles ; leur emplacement dans l'héritage et la lignée reflète l'état du symbolique au niveau de la transmission. C'est donc la un joli retournement : si les filles ou les femmes se réclament de leur père, elles comptent en tant que filles et que femmes. Sinon, elles fusionnent avec une sorte de Mère globale, de Génitrice géante, de force archaïque multiforme, certes essentielle qui conditionne biologiquement la transmission, mais qui n'y est pas à part entière, ou qui n'y serait qu’à moitié.
Or invoquer le père, pour une femme, c'est le premier pas pour reconnaître l'autre sexe, la différence sexuelle fondatrice de la transmission. C'est aussi considérer que l'enfant qu'elle mettra au monde ne peut pas être programmé comme sans père. Ce sont là des choses qui méritent d'être rappelées à une époque où l'hétéro-phobie fait rage, et où ceux qui pourraient lui objecter, notamment lui rappeler qu'elle ne peut pas faire loi, sont menacés d'être pointés homophobes.
Puis c’est l'ordre donné à Moïse de… rejoindre les siens, c'est-à-dire de mourir, tout comme son frère Aaron ; mais après avoir contemplé, du haut de la montagne, la terre qu'il va partager pour le peuple, la terre qu'il va transmettre sans y entrer.
D'où la nécessité qu'il transmette son pouvoir à Josué. Ce qu'il fait, sur l'ordre de YHVH, qu'il invoque à cette occasion en des termes précis : souverain des souffles de toute chair ; une bonne approche du divin, comme le lieu d'être où tous les souffles qui animent toute chair se rejoignent, et reprennent leur souffle ou le renouvellent périodiquement ; souffle humain ou animal, peu importe, souffle de vie de toute chair vivante.
Et YHVH désigne Josué à Moïse, il le désigne comme successeur en disant qu'il y a en lui un souffle, sous-entendu : divin, originel (n'oublions pas que son nom signifie : c’est l’être qui sauve ; et ce n'est pas un hasard si dans le montage chrétien le nom du sauveur est identique à celui de Josué). Moïse pose ses mains sur Josué et lui transmet une part de sa majesté (hod), c'est-à-dire de son souffle.
Puis vient le long rappel des offrandes et des sacrifices qui ponctuent les fêtes du peuple hébreu, en commençant par le shabbat, le renouvellement du mois, et en suivant toute la série des fêtes commémoratives depuis la Paque jusqu'à Souccot en passant par la Pentecôte le nouvel an et Kipour. En quoi les sacrifices sont-ils un acte de transmission ?
Voyons d'abord par quoi ils sont remplacés, depuis la ruine du second Temple. Ils le sont par des foules qui donnent en offrande leur présence parlante, leurs corps rassemblés pour dire où pour chanter des textes qui parlent de la transmission, celle de leurs fêtes, celle des temps forts de leur histoire ; des textes qui évoquent, invoquent et commémorent ; qui sont comme tels une transmission du peuple à lui-même et aux générations suivantes.
Mais revenons au sacrifice comme tel: il est conçu pour transférer à l'animal, pour lui transmettre, souvent par imposition des mains, l'excès qui nous atteint, l'irruption d'altérité qui nous submerge, en mal comme en bien. On transfère le passif vers le feu de l’être et vers les prêtres intercesseurs, et l'on reçoit en retour un symbole d'évidemment, de libération, d'acquittement. On faisait ces sacrifices pour se transmettre un rapprochement avec le lieu du divin, le lieu où le divin fait habiter son nom. Donc un rapprochement avec le lieu des appels d'être que l'on espère bénéfiques, une fois évacué l'excès, d'angoisse, de suffisance, de déficience ou de sottise. Le sacrifice, et ce qui le remplace, est un acte pour se transmettre une proximité à l’être, supposé bénéfique par l'acte même qui recherche ce rapprochement, au moyen d'une perte consentie, celle de l'animal. Aujourd'hui, dans nos mentalités fonctionnelles, on ne mesure pas à quel point l'absence de ce tiers, de cet « objet » concret vivant qu’est l'animal, et la mise à mort qu'il subit à la place des effets de mort qui visaient le sujet, à quel point cette absence menace de vanité les prières qui prétendent remplacer le sacrifice. Mais que faire d'autre, sachant que de toute façon, le sacrifice est prélevé sur la chair vive des sujets et sur le souffle qui l’anime.
Parasha de Mass’é (Nombres 33,1 à 36,13)
Avant d'entrer dans la terre promise, qu'ils doivent conquérir, et que Moïse leur partage à l'avance selon la taille des tribus, les Hébreux le voient écrire la série de leurs haltes et de leurs départs, depuis la sortie d'Égypte jusqu'à leur actuelle campement, avant l'assaut, près de Jéricho.
Tout le chapitre 33 y est consacré ; il n'appelle a priori nul commentaire, c'est un pur enchaînement de noms de lieux, une série de versets qui commencent par ils partirent de ils arrivèrent à. Pourtant, les noms de lieux, ce n'est pas rien dans un texte ; point n'est besoin d'être Proust pour s'en émerveiller. Ce chapitre rayonne une vraie beauté, celle de ces noms qui se succèdent et qui rythment une histoire. Un nom de lieu, ce n'est pas seulement la mémoire de ce qui a pu y avoir lieu ; c'est un lien complexe de trois termes : la terre où ce lieu est inscrit, le temps de l'avoir lieu, de ce qui s'y est passé, et les sujets qui l'ont vécu, ici portés par un sujet collectif, le peuple, l'ensemble des tribus avec Moïse à sa tête, portant et porté par la parole de l’être. Ajoutons à ces trois termes (l'espace, le temps de l'événement, et les sujets qui l'ont vécu, et qui ont marché dans ce lieu), une quatrième dimension, le temps qui les sépare de ce lieu et de cet événement ; le temps qui les sépare de cet avoir-lieu. Ce sont ces quatre dimensions qui se transmettent, au fil des millénaires, elles sont présentes dans chaque nom, dont Moïse inscrit toute la série.
Les trajets entre ces lieux ne sont pas une errance ; même si cet aspect y est présent, puisque le peuple fut condamné à errer 40 ans. C'est en fait là une métaphore de l'existence : avant de faire un acte majeur dans votre vie, avant de passer à tout autre chose, avant d'entrer dans votre « terre promise » (qui sera à la fois éprouvante et délectable), n'oubliez pas d'inscrire la série de tous les trajets qui vous y ont mené, la séquence des voyages, de vos tours et détours, de vos échecs et succès, de vos passages laborieux et de vos passes inspirées, miraculeuses, sans oublier les haltes plus ou moins longues où il ne s'est rien passé, où vous étiez en attente, de passage. Il y a des vies entières où le sujet semble être de passage, en attendant l'événement qui ne vient pas, et qui finit par venir en portant simplement le mot fin. Des vies qui se passent en attendant Godot, c'est-à-dire God, soit un miracle. Dans la Bible, ce n'est pas qu'on croit au miracle, c'est qu'ils ont lieu mais que, loin de résoudre la question de l'existence, ils en élèvent le niveau, ils la mettent au défi plus intensément.
Cette séquence de noms de lieu, certains semblent insignifiants, et pourtant, ils prennent place dans cette suite qui converge vers une terre - où il est dit que l'être fait habiter son Nom parmi le peuple qui va en prendre possession, et plus tard vers un lieu plus précis, Jérusalem. Cela permet d'entendre cette séquence tellement sonore comme une étrange préparation, en vue d'un événement assez complexe : où s’entremêlent la faillibilité des hommes, l'appui divin intermittent, la force de l'adversaire à vaincre. C'est pourquoi ce même chapitre se conclut par un appel de Moïse aux Hébreux, dans les steppes de Moab, près du Jourdain vers Jéricho, un appel par inspiré par YHVH, : il faut chasser tous les habitants de ce pays, anéantir tous leurs symboles, détruire tous leurs lieux sacrés. Suit une terrible mise en garde (33,55) : si vous ne les dépossédez pas, ceux que vous aurez épargnés seront comme des épines dans vos yeux et des aiguilles dans vos flancs, il voir harcèleront sur la terre où vous serez. Et (56) : ce que j'ai résolu de leur faire, je le ferai à vous-mêmes ; c'est-à-dire : vous serez dépossédés et vaincus.
Quel peut être le sens d'une décision aussi précise : ces peuples doivent être chassés à votre profit, telle est la promesse, si vous ne la mettez pas en actes, c’est vous qui serez chassés ? Il semble que le destin de ces peuples soit arrêté, pour ainsi dire : sans retour. Comme s'ils étaient identiques même, figée dans leur identité, forcément idolâtre. Et le cadeau divin fait aux Hébreux, ce serait justement le retour, au sens large du terme ; notamment, s'ils manifestent une défaillance, il y aurait du retour possible. Les défaillances ne manquent pas, non seulement dans la vie des individus (d'où les grands développements sur les sacrifices expiatoires), mais dans la vie du peuple lui-même, dans son ensemble. Il est donc posé que ces peuples doivent être vaincus, chassés complètement, car leur présence ferait défaillir sans retour le peuple hébreu. C'est bien ce qui se passera mais en partie. La conquête de cette terre sera longue et difficile. Des restes de ces peuples seront en effet harcelants ; mais chaque fois l'idée de retour revient en force, l'exigence de se ressaisir.
Que signifie que ces peuples de Canaan doivent être chassés de par la parole de l’être? Après tout, avec nos vues actuelles, ce sont des êtres humains qui vivent sur le sol où ils sont nés, au nom de quoi les en chasser ? Dire que c’est au nom de l’être, c’est dire qu’ils sont chassés de l’être. Si le divin c'est l’être, ce serait une façon qu’a le texte de dire que ces peuples sont au bout de leur histoire, qu'elle ne comporte plus de retour ou de retournement, qu'ils sont de fait livrés à un peuple inspiré, porteur de la parole de l’être, et intégrant, dans son mode d'être, le retour et le retournement.
Il faut remarquer que le Coran, évoquant cette conquête de Canaan par les Hébreux, ne la met pas en question, il s'offre plutôt de les critiquer sur le mode : ils ont bien failli ne pas y aller ; ils ont bien failli une fois de plus trahir l'appel divin… Ajoutons qu’à ces époques, et parfois même plus récemment, quand une terre est disputée entre deux peuples, c'est le plus fort qui l'emporte. Et les Hébreux furent les plus forts dans cette bataille assez longue, ils ont pu, sur cette terre là, inscrire leur histoire non seulement passée mais présente et future.
Au chapitre 34, le texte décrit la frontière de la terre qui revient aux Hébreux. Il suit son tracé comme s'il suivait un être vivant qui monte, descend, tourne à droite, revient et repart, etc. Puis il donne les noms des hommes qui, pour chaque tribu, prennent possession de l'héritage.
Donc, noms des lieux où ils sont passés, noms des lieux où passera la frontière, noms des hommes qui reçoivent la terre pour leurs tribus, et rejet des occupants naturels, pour que soit tenue la Promesse. Il y aurait, dans l’appel à faire table rase, comme un symbole : s’il faut ancrer un nouveau rapport à l’être, l’altérité de l’être devrait suffire ; pas besoin d’ « autres » qui la refusent ou qui n’en ont aucune idée.
Le chapitre suivant attribue, non pas un territoire mais des villes aux Lévites, des villes avec leurs faubourgs pour leurs troupeaux. Parmi elles, six villes-refuges, où des meurtriers par inadvertance peuvent se réfugier pour attendre leur procès, et être ainsi protégés du « sauveur de sang », du parent de la victime qui, selon les coutumes de l'époque, devait la venger. Il est remarquable que le mot employé pour refuge soit aujourd'hui utilisé, en Israël, pour désigner les abris en cas de tir de missiles sur la population, ce qui peut être assez fréquent. De sorte que toutes les villes d'Israël sont des villes (comportant des) refuges. Mais autrefois, les villes-refuges étaient des lieux où s'exilait celui qui a donné la mort sans intention. Car pour celui qui l’a donnée sciemment, il n'y a pas de pardon, seul son sang peut laver celui qu’il a fait couler, et qui a souillé la terre. Une étrange condition est ajoutée : ce meurtrier doit rester dans la ville-refuge jusqu’à la mort du grand prêtre. Autrement dit, même si son crime n'a pas été prémédité, il est puni d'un exil jusqu'à ce qu'on change de grand prêtre, jusqu'à ce que l'instance qui organise les expiations se renouvelle.
Puis on revient sur la question des filles qui héritent de leur père. Le texte leur enjoint de prendre leur époux dans une famille de la tribu paternelle. En somme, si la fille est seule à représenter le nom du père, elle ne doit pas l'effacer en épousant un homme d'une autre tribu que celle du père. Une fois de plus, la pulsion sexuelle ne doit pas effacer le repère symbolique, mais doit plutôt s'allier à lui pour maintenir la transmission. C'est ainsi, le corps et l’âme doivent s'unir pour faire vivre une transmission qui soit humaine et inspirée, c'est-à-dire branchée sur le rapport à l’être.
23 juillet 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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