Tétsavé : "tu ordonneras"; "tu ordonneras aux enfants d'Israel". On a là tous les détails de l'habillement et l'investiture du Kohen, du prêtre, et de ses fils. Cela semble très technique: tu découperas dans le tissu écarlate, dans le pourpre, il y aura telles pierres précieuses, voici comment tu construiras l'autel de l'encens, voilà comment tu vas investir Aron, tu prendras un taureau, un bélier, etc. On se dit que ce n'est pas d'une actualité folle. Pourtant c'est une parasha passionnante. Des commentateurs l'ont remarquée comme la seule où il n'y a pas le nom de Moïse. Parfois on invente un problème pour le plaisir de le résoudre et d'oublier les vrais problèmes. Or s'il n'y a pas le nom de Moïse, c'est assez normal, le texte prend la suite de la parasha précédente, térouma, où il donne des instructions, et il n'a pas de raison pour dire le fameux " Dieu parla à Moïse" ; la parole se poursuit, tout simplement. Des sages disent que dans la parasha suivante Moïse dira : « efface-moi de ton livre si tu ne leur pardonne pas », suite au Veau d'or - alors son nom est effacé dans celle-ci. Or la parole que dit Moïse à Dieu pour obtenir que cette faute soit recouverte (kippour, kaporet, c'est un recouvrement, et kippour a été inventé pour pardonner cette idolâtrie essentielle, intrinsèque à l'homme, symbolisée par la faute du Veau d'or), cette phrase que dit Moïse est une des plus belles qu'il ait dites. Il fait face à un Dieu déchainé qui dit "Laisse-moi les exterminer et je ferai de toi un grand peuple" ; autrement dit, les forces de vie connaissent là un moment totalitaire : ils ont fauté, qu’ils soient effacés ! Et Moïse doit apaiser ce déchainement, il semble dire : En quoi, faire de moi un nouveau peuple peut garantir que ce peuple ne pécheras pas ? C'est donc avec ce peuple tel qu'il est, humain comme il est, qu'on doit mener cette aventure, sinon on ferme le livre, on efface. Un texte qui n’intègre pas le fait que ses scribes et ses lecteurs sont faillibles, n’est pas fiable. C'est dire que l'écriture du Livre, cette texture infinie, ouverte, qui porte cette transmission, ne repose pas sur le fait que c'est un peuple idéal ou modèle. C'est un peuple qui prend sur lui de porter un message même s'il n'est pas à la hauteur de ce message, il se bat avec et c'est ce qu'il le rend poignant, en même temps qu'agaçant, mais c'est comme ça. On ne va pas construire des surhommes qui appliquent une belle loi, une belle Torah, ou qui seraient au-delà. Il faut dire que pour certaines religions, le peuple hébreu est destitué, dessaisi de son alliance puisqu'il a commis la faute d'idolâtrie; et cela met les tenants de ces religions (et de la juive aussi) dans un certain porte-à-faux, dans l'idée qu’on pourrait ne pas fauter. Or le problème n'est pas d'être parfait mais de savoir quoi faire de ses imperfections, et comment continuer avec.
Donc, venons-en à cette parasha technique qui, par quelques petits détails, se révèle essentielle.
D'abord : "tu leur demanderas de t'apporter de l'huile d'olive pure pour qu'il y ait une lumière de toujours; nér tamid, une lumière éternelle". C'est une lumière qui doit venir des enfants d'Israël; le peuple d'Israël doit se débrouiller pour toujours maintenir une lumière. Bien sûr, la tradition identifie cette lumière, cet "or", à la Torah. (Nér mitsva vé-tora or : la mitsva est une flamme, et la Torah, une lumière). Maintenir cette lumière est une question d'existence : comment as-tu maintenu cette lumière ? y a-t-il du lumineux chez toi ? La transmission de la lumière, c'est toute une histoire pour le peuple hébreu : voyez le chandelier de Titus qui est pétrifié à Rome ; la tradition en a fait un chandelier lumineux, lancé dans la nuit des temps, qui tourbillonne pendant huit jours chaque année dans la fête des lumières appelée Hanoucca. Donc, qu'il y ait de la lumière ; soit la lumière…
Et toi, va consacrer Aron mitokh béné Israel, du milieu des enfants d'Israël; il faut le prendre de là, et le consacrer, notamment lui faire des vêtements spéciaux pour l'honneur et la gloire. Le prêtre, le médiateur, celui qui intercède entre le peuple et le divin, il faut qu'il ait des vêtements d'honneur, qu'il soit revêtu de kavod,de consistance; il faut qu'il ait du poids; il n'y a rien de plus terrible qu'un médiateur qui ne fait pas le poids et qui est là simplement parce qu'il faut que quelqu'un soit là. Il faut qu'il soit glorieux, qu'il rayonne; de là, tous les détails sur les vêtements, dont on va voir quelques aspects.
Il faut que sur ses épaules il y ait deux pierres avec, sur chacune, six noms des tribus. Ce prêtre va porter deux pierres, avec son vêtement, son pectoral, sa tunique etc.; ces deux pierres portent les noms des tribus, qu'on écrit par ordre de naissance. Et si on écrit ces noms, on voit qu'il y a 25 lettres d'un côté, 25 lettres de l'autre ; donc une coupure exacte en nombre de lettres. Puis on parle de son pectoral, qui aura quatre rangées de pierres précieuses, et dans chacune sera enchâssé le nom de chaque tribu. Cela veut dire que les douze tribus vont être divisées en deux "facteurs", de toutes les façons possibles; et il n'y a que deux façons : on passe de 12 = 2x6 à 12 = 3x4. Donc la division passe dans le corps du grand prêtre de deux façons possibles, 2x6, 3x4. C'est comme la coupure-lien ou le nouement d'Isaac. Il ne s'agit pas de les diviser pour que les uns combattent les autres (on a là-dessus cette parole forte : lo titgodédou, c’est-à-dire : Ne faites pas des factions, ne vous combattez pas, ne vous déchirez pas). Là, ce n'est pas une division, c'est un ordonnancement des pierres précieuses sur le corps du prêtre, pour qu'il porte les deux "pierres du souvenir", comme deux tables de la loi; mais ce sont les noms des tribus qu'il porte ainsi sur ses épaules au moment d'intercéder. Et en même temps, il aura le pectoral hoshen mishpat, le pectoral du jugement, parce qu'il y aura là-dessus les ourim et les toumim, c'est à dire les moyens symboliques de chercher la vérité dans les questions de jugement ; cela fait partie de sa fonction. En somme, il porte deux fois six tribus sur ses deux épaules, et quatre fois trois tribus sur son cœur (sur le pectoral, sous forme de quatre rangées de trois pierres précieuses chacune.)
En (28, 29) on trouve : "Aron portera les noms des enfants d'Israel sur le pectoral du jugement, sur son cœur, quand il viendra au sanctuaire pour mémoire". Donc, effet de mémoire, d'inscription, de coeur, d'intercession ; tout ceci articulé sur ses vêtements, calculé, selon un travail qu’on appelle maassé hoshev, "un travail de tressage", mais dans hoshev il y a le mot pensée. Moïse devra faire "appel à des artistes"; le mot artiste n'est pas prononcé (aman), mais il est défini : c'est celui qui a l'intelligence du coeur et qui sait la traduire avec ses mains, avec son corps. "Intelligence du coeur", ça rappelle Salomon qui, lorsqu'il est intronisé, a un rêve où il demande à Dieu « l'intelligence du cœur ». Là encore, c'est un effet de croisement : contre le clivage intelligence-cœur, c'est le croisement des deux qui importe. L'intelligence du coeur et le coeur qu'il peut y avoir dans l'intelligence pour qu'elle ne soit pas desséchée, c'est cet entre-deux qui est convoqué. C'est un peu comme si Salomon avait dit "Je voudrais être un artiste". (Il y a une chanson : J'aurais voulu être un artiste). Et très vite après, c’est l'épisode des deux femmes qui viennent se disputer un enfant; là, il fait preuve d'intelligence du coeur.
Donc, on a ces deux pierres du souvenir, et ces quatre rangées; et des petits détails passés dans la tradition, les pa'amon et les rimonim, les clochettes et les grenades. Tout cet investissement du prêtre, cette action d'investir (Rashi dit revestir), s'entend au sens propre. L'investir, c'est le fixer dans un lieu où il soit revêtu de cette gloire, de cet honneur, pour affronter une dure tâche : rien de moins que la « psychothérapie » d'un peuple, via son rapport à la culpabilité : « Aron portera le jugement des enfants d’Israël sur son cœur devant YHVH toujours » (28,30). Avec sa plaque d'or sur le front sur laquelle est gravé, en gravure de sceau kodesh ladonai (consacré à YHVH), il va affronter les péchés des enfants d'Israël quand ils font des offrandes. Ce ne sont même pas directement leurs péchés habituels; c'est qu'en apportant des offrandes pour se purifier, à cette occasion, ils commettent des péchés. Façon de dire que même quand on se soigne, on peut se rendre malade. On a une façon de se soigner qui n'est pas cohérente avec le mal être, avec la maladie; une façon d'apporter des « sacrifices » qui n'est pas cohérente avec le divin. Il s'agit donc des péchés qu'ils font en voulant réparer, en voulant se rapprocher du divin. Et il y aura cet appel pour conjurer ces péchés, "pour qu'ils soient agréés par la face de YHVH", pour qu'ils accèdent à leur désir (ratson,c'est le désir). Aron intercède pour faire exister son acte, sa demande d'agrément. Il n'est pas sûr que la personne soit agréée, exaucée. De même pour une prière : il s'agit d'abord d'entendre soi-même des paroles qui vous convoquent à certains lieux d'être et de pensée ; qui mettent en mesure de séduire l’être favorable. Et lui va invoquer constamment ce désir divin, pour qu'il soit toujours ouvert et propice au pardon. Un exemple des actes qu'il va faire concerne cet autel de l'encens, qui est étonnant; tout un travail sur le souffle de l'Autre. Et c'est passé dans les prières de minha (de l'offrande), dans la liturgie. Dans cette prière, on récite la manière dont se fabriquait l'encens de l'autel de l'encens. En somme, quand n'on a pas l'objet, ni le lieu, on a les paroles pour dire l'acte qui n'a pas lieu, et cela lui donne lieu; on a lieu de dire le désir de faire ladite offrande; en l'occurrence, le désir de susciter un souffle de repos (réah nihoah), un souffle pour apaiser l'être, pour être apaisé, pour être proche du feu de l'être en ce qu’il a de bénéfique. Le prêtre, c'est celui qui doit entretenir le feu de l'être, entretenir cet encens apaisant, cette lumière de toujours pour que le peuple soit toujours branché sur le manque à être, dans le sens du passage, voire du dépassement.
Parasha de Vayaqhél (Exode 35,1 à 38,20)
On aura remarqué que dans ces commentaires je ne cite pas les exégèses traditionnelles: le lecteur peut s’y référer sans moi. J'en donnerai une, que j'ai entendue récemment, pour montrer qu’elles ont une autre fonction. Lorsqu’en voyant le Veau d'or (à propos duquel leTalmud a comparé Israël, fiancée de Dieu, à une mariée qui trompe son mari sous le dai nuptial), YHVH dit à Moïse : "Va, descends, car ton peuple s'est corrompu", il aurait signifié par ce mot descends que Moise lui-même avait déchu, qu’il était descendu de sa place glorieuse. Or cela ne concorde pas avec le fait que YHVH a demandé aussitôt à Moïse : "Laisse-moi, je vais les exterminer et je ferai de toi un grand peuple". "Descends" ne veut pas dire "tu es déchu"; pas même déchu de l'honneur que t'accordait le peuple hébreu, puisque celui-ci était lui- même déchu, etc. C’est donc l'argument qui chute. Les mêmes exégètes soulignent qu'Israël a péché lors de cet épisode en parole, en pensée et en acte, puisqu'ils ont pensé faire une idole, qu'ils l'ont faite et qu'ils ont dit : "Voici ton Dieu Israël qui t'a fait sortir d'Egypte". Et de conseiller à tout homme voulant faire “un examen de conscience”, de prendre en compte ces trois dimensions : "Qu'ai-je pensé ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ?" Ils ont oublié d'ajouter que l'homme qui fait cet examen devrait être capable de se dédoubler, ce qui ferait alors six niveaux, car quand on pense à ses pensées on a pas toujours la distance, de même pour les paroles et pour les actes. A moins de parler de tout cela à un tiers qui ne vous encombrerait pas de ses pensées, de ses paroles ou de ses actes? Cela fait beaucoup. Donc le conseil n’est pas vraiment utile mais ces commentaires sont édifiants, et c’est là tout leur propos.
La mise en scène de la parasha ki tissa était dramatique : pendant que sont dictées les indications pour faire le temple, il y a déjà la profanation absolue, l'idolâtrie totale; puis le massacre, puis le pardon, les nouvelles Tables, et le renouvellement de l’alliance (34, 10 : “Voici, je contracte une alliance face à tout ton peuple” (YHVH ne dit plus mon peuple mais ton peuple en parlant à Moise, dans ce contexte de chute et de corruption). Et c’est la même demande, le même contrat : “Je ferai des prodiges pour vous si vous écoutez les paroles que j’ai dites”. C’est aussi plus concret “Je chasserai devant vous les peuples de kanaan, ne faites pas d’alliance avec eux, etc., car fragiles comme vous êtes, ils vous corrompraient; ne vous faites pas des dieux de métal (massékha) - alors qu’ils viennent d’en faire un. Bref, on reprend après la catastrophe, non pas comme si de rien n'était mais parce qu'il n'y a pas d'autre choix, et qu'il faut continuer à vivre avec toujours le même projet : atteindre la terre promise, la conquérir, s'y maintenir, s'y tenir avec une certaine dignité face à l’être. Gageure immense.
Après la chute terrible et la menace d’extermination, et le refus d’effacer la faute, et la décision de la mettre en mémoire mais de côté, on reprend la mise en place des lois, des indications etc. On égrène une série de demandes, de convocations pour les fêtes, notamment de Paque, avec aussi des précisions comme “Ne cuis pas le chevreau dans le lait de sa mère” (34,26); dont on a déduit l’énorme système de séparation entre nourriture carnée et nourriture lactée, en assimilant la digestion à une cuisson, ou un mûrissement (bashél).
C’est dans ce contexte que la parasha de vayakél va faire exécuter les indications, mais cette fois c’est Moise qui les donne au peuple. Il donne celles de Térouma - apporter des dons pour construire le temple - et des détails minutieux sur ladite construction.
Mais le point-clé, c’est le premier mot vayakél, racine khaal assembler. Moise fait assembler toute la communauté des enfants d’Israël et leur dit: voici les paroles que YHVH a ordonné de faire (d’accomplir). Et on commence par le repos du septième jour avec interdiction d’allumer le feu dans aucune de vos demeures. Le feu extérieur étant un des symboles du travail; il ne doit rester qu’un feu intérieur.
Donc, le mot assembler est essentiel; il s’agit de les unir sous le signe d’une tâche à accomplir: la construction de cet étrange centre psychothérapique fait pour expier les fautes, dans une scène à quatre : Soi-même, l’animal, le prêtre et l’être divin. La rencontre ayant lieu dans cet espace très calculé qu'est le temple, dont l'agencement, les mesures, les objets, sont destinés à rayonner des intensités bienfaisantes. Il y a une telle quantité d'intentions dans chaque objet, et dans l'espace d'ensemble, que c'est une structure vivante prête à accueillir les questionnements qui s'y présentent touchant au manque et à la faute.
L’autre point important, c’est que tout le monde donne, les hommes et les femmes. Les femmes “sages de coeur”, c’est-à-dire ayant un certain talent, “ont filé de leurs mains l’azur, la pourpre, l’écarlate, les poils de chèvre “, etc., et le texte insiste (35, 29): “tous les hommes et toutes les femmes, que leur coeur portait à offrir pour tout l’ouvrage… l’apportèrent en offrande à YHVH”. Autrement dit la capacité de prendre part à l’élaboration du temple est reconnue également aux hommes et aux femmes, d’abord au niveau du don que l’on fait pour fabriquer le temple, puis au niveau du don dont on est doué pour un certain savoir-faire. Cela veut dire que du point de vue du Temple, de la Présence qui y est appelée, et du travail d’expiation qui s’y accomplit, les hommes et les femmes se situent au même niveau. (On comprend, en passant, que les dons aient été généreux: ils sont déjà, en eux-mêmes, une expiation ; ils interviennent après la grande faute. L'existence même du temple est vécue comme un rachat.)
On peut trouver là de quoi mettre en question l’étonnante séparation qui s’est instaurée au fil des temps dans les synagogues, où les hommes, pour montrer leur foi intense, mettent les femmes soit au “poulailler” de sorte qu’elles ne touchent pas le rouleau de la Torah, le sefer torah lorsqu’il sort de l’Arche (de crainte qu’elles soient impures à cause de leurs règles, comme si elles ne pouvaient pas elles-mêmes, dans ce cas, s’abstenir de le toucher, plutôt que d’être toutes confondues et mises en règle dans cet interdit massif); soit donc dans le poulailler en hauteur, soit dans un espace séparé où elles ont sous le nez, pour leur barrer la vue , des plantes, des murs ou des tentures (qui ont d’ailleurs tendance à devenir moins opaques.)
Ce texte ouvre aussi une pensée sur l’artiste. Bétsalel fut “appelé par son nom, par YHVH”, et “rempli d’un souffle divin de sagesse, intelligence, savoir, aptitude pour tout travail” (tout métier) et surtout (36,32) “pour penser des pensées et faire avec l’or, l’argent, l’airain, tailler la pierre, la sertir, travailler le bois, exécuter toute espèce d’ouvrage d’art”. Or “penser des pensées”, c’est concevoir des oeuvres; mais la racine, c’est penser, hshb, qui veut dire aussi calculer. Une oeuvre d’art c’est quelque chose où une pensée est mis en acte à travers un souffle inspiré et un matériau précis dans lequel passe l’intelligence, le savoir-faire, la connaissance et l’aptitude. (Soit dit en passant, le texte distingue bien les artistes et les artisans. En (36, 8) on trouve : “Tous les sages de coeur parmi les artisans firent le tabernacle de dix-huit tentures en lin retors etc.”)
Mais cet artiste est aussi doué pour l'enseignement (V 34) “Il était doué pour enseigner (horot)”. Le mot est de la même racine que torah : enseigner au sens de faire voir. C’est le même verbe utilisé par Moise quand il demande à YHVH : “Montre-moi ta gloire”.
S’il faut l’intelligence du coeur pour produire tous ces éléments du temple, énumérés sans exception, y compris les vêtements des prêtres, c’est que le lieu, en tant que lieu de présence et lieu d’appel à cette présence, implique pour ceux qui y viendront, leur intelligence et leur coeur. Autrement dit, sont exclus en principe la dévotion bête et l'esprit fin mais desséché. Le lieu interpelle aussi les fidèles au niveau des sottises qu’ils font (manque d’intelligence) et des méchancetés qu’ils commettent (manque de coeur, d'ouverture, de générosité, de bonté); crispations narcissiques variées, comme quand certains veulent se montrer plus dévots donc meilleurs que d'autres. Le lieu interpelle aussi leur capacité de comprendre, de se comprendre, donc leur discernement. Ils n'ont pas à se satisfaire, plus ou moins complaisamment de discours édifiants et naïfs. L'expression intelligence du cœur suggère aussi que les impasses affectives rendent un peu bête, ou supposent une certaine bêtise, et que la bêtise présuppose des impasses affectives; qu'elle peut même en être l'effet.
Bref, il n'est pas dit que les synagogues qui aujourd'hui tiennent lieu de temple, pas plus que les temples identitaires qui ont imité celui-ci, soient à la hauteur des enjeux qu'il convoque, notamment dans sa conception, du côté de l'intelligence du cœur.
En tout cas, celle-ci, que Salomon demande en rêve à Dieu lorsqu’il devient roi, figure déjà comme exigence dans la confection des éléments du petit temple; que lui-même est appelé à bâtir en grand, à Jérusalem.
De nos jours, l’artiste fait une oeuvre qui présente ou représente quelque chose de nouveau, d’inconnu. Or c’était bien le cas dans la fabrication du temple: tous ces objets naissaient pour la première fois. Ce temple est une création, et comme toute création pensée en profondeur (notamment aux différents niveaux de la sensibilité qui sont énumérés), elle évoque où elle prend part à la création du monde, création supposée et aussi continue ; finie-infinie, comme le dit la Genèse.
On peut donc vraiment parler de travail d’artiste. Ce qui est remarquable, c’est que la définition qui en est donnée dans ce texte millénaire (sagesse du coeur, connaissance, intelligence, savoir faire tout métier) garde sa valeur de nos jours. On s'émerveille que des artistes contemporains fondent des objets sculptés, qu’ils collent parfois à leurs toiles avec d’autres matériaux, en passant par des techniques sophistiquées, et mettent en oeuvre non seulement leurs pensées plus ou moins complexes mais leur savoir-faire. La notion d’artiste, ici sobrement définie, aura donc traversé une immensité de temps, en gardant sa force intacte, quelle que soit le genre d’art dont il s'agit: qu'il soit antique, classique, moderne, contemporain ou ultérieur.
(Voir là-dessus mes deux ouvrages : Création, essai sur l'art contemporain ; et Fantasmes d'artistes, où je montre notamment le rapport entre toute création forte et la création du monde, ne serait-ce que d'un petit monde).
Maintenant, une remarque sur les hasards implacables de l'histoire : une colonne de fumée montait de ce temple, de l'autel des sacrifices, une fumée permanente. Dans les camps nazis d'extermination, où ce sont les corps hébreux qui étaient sacrifiés, une colonne de fumée montait en permanence. Les nazis avaient pénétré, en la retournant perversement, cette logique du sacrifice décalé, pour sacrifier ceux-là mêmes qui maintenaient ce décalage, et faisait de l'expiation autre chose qu'un meurtre. C'est que le projet nazi était d'aller chercher assez loin les ancrages existentiels du peuple juif pour mieux le faire basculer dans le néant. Et ce projet, même s'il a sacrifié le tiers du peuple, non seulement a raté son but, mais a donné un terrifiant coup de fouet à la renaissance de ce peuple.
19 février 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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